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Catégories : La littérature

Rose par A. S. Byatt : le Spectre du rose

Les associations du rose sont complexes. Le rose est la couleur de l'innocence - les fillettes, les pâquerettes, les oeillets, les coquillages, les églantines et la barbe à papa. C'est aussi la couleur ambivalente de notre peau et de notre chair - pour ceux d'entre nous du moins qui sont de couleur gris-rose. Le rose est le sang qui vient aux joues, qui perle aux suprêmes de poulets et aux côtelettes d'agneau au restaurant, qui rend si macabres les collants couleur chair. On se demande aussi pourquoi les anglais utilisent le mot "pink" pour la tunique rouge qu'ils portent dans les chasses à courre, un mot que j'ai, moi, toujours cru associé à de très discrètes taches de sang. Et puis il y a la couleur "puce", qui tient son nom de la couleur de la femelle de l'insecte, gonflée du sang qu'elle a sucé. Et il y a le rose crevette et autres crustacés que l'on ébouillante.

Le rose est difficile à porter, parce qu'il produit des effets bizarres sur les peaux blanches. Les roses clairs sont magnifiques sur des peaux mordorées, brunes ou noires. Les saris rose pétard sont délectables et joyeux ; les roses framboise des façades sont merveilleux sous le grand soleil méridional. Quand on commence à grisonner en Angleterre, on vous conseille de porter du rose clair, mais les lainages pelucheux en angora ou cachemire rose ne s'accordent pas avec tous les types de peau et semblent augurer d'une seconde enfance. Bien plus seyants sont les bruns rosés, la couleur des pots de terre cuite mangée de soleil, que Matisse aimait tant.

Le rose est une couleur sophistiquée, c'est l'une des dernières que les humains apprennent à reconnaître et à nommer. Nous commençons avec le noir et le blanc, nous ajoutons le rouge, puis le jaune et le vert, puis le bleu et le brun. Le rose arrive dans un dernier groupe avec l'orangé, le violet et le gris. Les définitions du dictionnaire n'excitent guère mon imagination : celui d'Oxford, en un volume, le qualifie de "rouge pâle", ce qu'il n'est justement pas ; le grand, en plusieurs volumes, de "rouge léger ou pâle avec une touche de violet", ce qui semble plus précis mais n'évoque guère les roses ou le sucre candi. Il y a une vaste différence entre les teintes de rose obtenues principalement à base de blanc opaque et celles qui sont des rouges et des violets atténués ou passés.

En art, le rose est toujours un peu surprenant. Le portrait de Madame de Pompadour, par Drouais, à la National Gallery, la montre avec du rose aux joues, en robe crème parsemée de fleurs roses, entourée d'une draperie de soie rose et de quelques pièces de porcelaine de Sèvres d'un rose soutenu. Ce rose-là est élégant, comme est élégante la pâle dame couverte de fleurs que Whistler a peinte dans son tableau Symphonie en couleur chair et rose ; le tableau n'en est pas moins légèrement sinistre. Manet a peint une femme vêtue d'un peignoir léger aux multiples couleurs qui chatoient entre rose et crème, debout à côté d'un perroquet d'un gris acier fuligineux. Monet était le maître de la lumière rose, lumière rose de l'aube et du soir, sur la neige, sur les meules de foin, sur la pierre de la cathédrale de Rouen, mélangée à des bleus, des gris, des ivoires et des ors. Bonnard, lui aussi, était un maître du spectre des roses, depuis le rose chaud des corps à la sortie du bain, jusqu'aux touches fraîches de rose lilas sur les jambes au fond de la baignoire. La Tate Gallery a été mal inspirée, en 1998, de repeindre ses cimaises d'un sinistre saumon pâle qui n'ajoutait rien aux tableaux et même parfois les tuait. James Ensor utilisait le rose pour choquer. Ses masques peints sont d'un rose souvent atroce et guilleret, comme dans son Christ à l'agonie. Son autoportrait fait penser aux belles et terribles crucifixions du peintre britannique Norman Adams, qui utilisait de somptueuses couleurs rutilantes et jubilatoires pour peindre des scènes affreuses, mariant "innocence" à la Blake et ténèbres. L'un au moins des visages torturés d'Adams a une bouche brillamment tracée en rose shocking. Je lui avais rendu visite à la Royal Academy lorsqu'il en était le conservateur, et c'est alors qu'il m'avait montré un tube de cette couleur vive et forte qu'il venait d'acheter et m'avait dit que son nom était "intéressant". Ce qu'il en faisait était subtilement choquant dans tous les sens.

Le fuchsia épicé et brillant du rose shocking est un pigment relativement récent, crois-je, pour les peintres. C'est une couleur qui apparaît splendidement complexe dans la lumière transparente des écrans de télévision, contrairement aux roses plus blancs de la porcelaine. Les couleurs primaires de la lumière sont bleu cyan, vert et magenta, et les nuances de rose qui combinent magenta et lumière créent de merveilleux miroitements. Je passe des heures devant la télévision à contempler la somptueuse balle rose sur la feutrine verte du billard américain. La balle bleue et la balle jaune sont belles aussi - la brune est terne - mais la rose est la plus brillante et la plus gaie. Patrick Heron, peintre abstrait que j'admirais énormément, employait ce rose puissant, avec des verts sombres et des écarlates, ou bien avec des bleus ciel, en virtuose, dans ses estampes des années 1970. Dans ses peintures plus récentes, inspirées par les reflets de la lumière des jardins et du port de Sydney, il s'est servi des roses bonbon et des mauves les plus pâles, saturés de blanc, à côté de rubans de pigment d'un blanc pur sur fond blanc. Ces couleurs ressemblent aux roses et aux mauves pâles et aérés des tableaux niçois de Matisse, et paraissent à la fois innocents et mystérieux - et pourtant comment peut-on attribuer de l'innocence à une couleur ?

Je suis revenue à mes premières amours en ce qui concerne la couleur rose. Je n'aime pas, et n'ai jamais aimé, les roses acides des pétunias, et encore moins les roses bistres à la mode, les fraises écrasées, les framboises broyées, qui m'ont toujours paru des couleurs sales, bien qu'eux aussi soient recommandés aux femmes d'un certain âge. Le rose est une couleur d'été. Les violettes et les primevères appartiennent au printemps. J'aime m'entourer de clairs roses d'été, dont la couleur est celle de l'églantine anglaise, ou celle des bivalves en forme de papillon que je trouvais sur les plages du Yorkshire dans mon enfance, de ce rose qui s'harmonise avec les ors jaunes et les verts feuillage. J'aime les géraniums rose saumoné, et j'évite ceux qui sont de couleur puce. J'aime ce que Wallace Stevens appelait curieusement et avec une certaine précision "la couleur comique de la rose".

(Traduit de l'anglais par Jean Vaché.)


A. S. Byatt est écrivain.

Dernier livre traduit en français : L'Ombre du soleil (Flammarion, 2009).

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