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Catégories : La culture

Quand Houellebecq flingue Picasso

Voilà maintenant bien quinze ans que Michel Houellebecq tient la France lectrice sous hypnose. Au début, ce fut une hypnose pénétrée de nietzschéisme refroidi à l’Auguste Comte. Le «cadre sup», nihiliste sans le savoir, s’y reconnaissait et finalement la patrie tout entière se sentit d’humeur sexuellement miséreuse. Les Particules élémentaires sonnaient ainsi le glas du Zeitgeist soixante-huitard. Encore quelques années et on se jetterait, par milliers d’exemplaires, dans les bras du nazi psychopathe de Jonathan Littell. On se reconnut, on se passionna pour les états d’âme de ce dandy vomitif qui descendait les petits enfants à la mitrailleuse en écoutant Bach sur son iPod existentiel.

L’hypnose actuelle n’est pas de même nature. Cette fois, on la sent pénétrée d’on ne sait quelle sagesse revenue de nulle part. Considérons un instant l’hypnotiseur Houellebecq, ce joueur de flûte de Hamelin : le fond de ciel bleuâtre dans l’œil, des moutons cérébraux paissent sur son crâne d’homme mûr. Le prophète scientifique des Particules semble avoir cédé son siège à un doux berger du Connemara. Au-delà du rien, il y aurait donc cette douce placidité vaguement bouddhiste. Le message subliminal est : «Je suis en paix avec moi-même, tout est fichu, mais le petit matin blême me va. Rendormez-vous.»

Nous-mêmes, qui avons lu la Carte et le territoire avons été élogieux à son sujet (émission le Masque et la plume du 12 septembre), comme on admire un travail de professionnel inspiré. Dormions-nous déjà ? Comment est-ce possible ? Cependant voilà qui nous réveille tout à coup. Cédant à un coup de fièvre inattendu, notre joueur de flûte vient de déclarer Picasso un peintre sans intérêt à l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut. Citons, entre autres pointes fines : «Picasso, c’est laid, il n’y a chez lui aucune lumière, aucune innovation dans l’organisation des couleurs ou des formes, rien qui mérite d’être signalé, d’une stupidité extrême.»

Finkielkraut, arc-bouté sur ce qui reste de principe civilisationnel, a résisté à l’assaut, laissant à l’hypnotiseur la responsabilité de son propos. Il y avait là une frontière que l’auteur de la Défaite de la pensée n’a pas voulu franchir, en dépit de tout le bien qu’il pense de l’œuvre houellebecquienne. Athènes (qui est pourtant à vendre aux Chinois), Rome (depuis longtemps aux mains du berlusconisme mafieux) et Jérusalem (cela ne va jamais bien fort là-bas) auront quand même tenu bon. Picasso ! Si on l’attendait là ! A l’heure où M. Aillagon trouve impertinent et pour tout dire rebelle d’installer les poupées mangas de Murakami en plein milieu du grand siècle de Versailles, on se demande bien quelle jouissance il y a à cracher de la sorte sur Pablo Picasso. Sans doute, aura-t-on jugé, dans les profondeurs mentales du Connemara, qu’il y avait là matière à sacrilège. Qu’il y avait là vache sacrée des Modernes et qu’il convenait donc d’y aller du crachat.

On ose à peine imaginer, car de fait, c’est inimaginable, un face-à-face entre Picasso et l’Hypnotiseur : le Picasso en short bien campé sur ses jambes dans son atelier, entouré de ses fétiches merveilleux, fixant bien droit l’effondré bovin de la Carte et le territoire. Détournons les yeux de cette vision de cauchemar et courons nous jeter dans les bras des Demoiselles d’Avignon. L’hypnotiseur, qui semble apprécier les tableaux de groupe à la manière des drapiers bourgeois de Hals, connaît-il ce tableau ? On ne dirait pas. A vrai dire, Michel Houellebecq, comme n’importe quel clampin de nos jours, a bien le droit de ne pas aimer Picasso. Ce dernier est bien assez grand pour se défendre sans nous. D’autres ont fait le travail : relisons la Tête d’obsidienne de Malraux, le Philippe Sollers de Picasso le héros : à supposer qu’il y ait encore un peu de liberté d’esprit disponible pour rouvrir ces précieux ouvrages. Ça n’est pas joué.

Ce qui heurte notre dignité d’amateur de peinture (et non pas du tout notre surmoi outragé de moderne), dans le cas précis, c’est la vulgarité paisible qui émane du propos. Le congé donné depuis longtemps à tout courage dans l’expérience du jugement esthétique. Voir dans Picasso un tenant lieu du Moderne bon pour la casse a quelque chose de misérable dans le renoncement à l’épreuve du regard. L’implacable loi du «j’aime - j’aime pas» n’est pas pour rien dans ce résultat qui ne peut qu’attrister (la tristesse est plus profonde que la colère) tous ceux qui font marcher ensemble l’amour et l’intelligence. Comme il y a l’arroseur arrosé, il y a aussi l’hypnotiseur hypnotisé.

http://www.liberation.fr/culture/01012296132-quand-houellebecq-flingue-picasso

Par MICHEL CRÉPU Ecrivain et rédacteur en chef de la Revue des deux mondes

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