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  L'Iliade est la seule épopée qui nous soit restée d'un patrimoine sans doute abondant : au VIII° siècle avant notre ère, période de la "Renaissance grecque",  l'organisation des Cités s'accompagne d'un culte des héros anciens destiné à donner à chacune d'elles prestige et légitimité dans ses intentions hégémoniques. L'Ionie, non loin de Troie, où les Grecs se sont installés, développe une culture particulièrement dynamique, avec notamment la composition de grands poèmes en hexamètres dactyliques. C'est à cette époque sans doute que commencent à circuler partout en Grèce des versions différentes de l'Iliade. L'aède, agent essentiel de cette circulation, est une sorte de poète chanteur qui puise dans un répertoire ancien et improvise de manière plus ou moins créative sur des formules figées. Homère fut-il l'un d'eux ? Nous n'en savons rien. En tout cas, la composition de l'Iliade paraît plus élaborée que n'importe quel autre poème transmis par la tradition orale, même si le texte que nous connaissons a été l'objet de transcriptions et de découpages tardifs opérés par les savants alexandrins des IIIème et IIème siècles. Ces différents niveaux temporels expliquent sans doute qu'il nous soit malaisé de percevoir la véritable intention de l'Iliade. Mais, nous parlant d'une époque de guerriers encore mal dégagés du bronze (une authentique "guerre de Troie" a sans doute eu lieu au cours du XIIIème siècle) pour des cours aristocratiques aux idéaux désormais raffinés, le poète ne fait-il pas significativement évoluer la notion d'héroïsme ?

RÉSUMÉ DE L'ILIADE

  La guerre de Troie (Ilion), dont le prétexte est l'enlèvement d'Hélène, épouse du roi grec Ménélas, par le troyen Pâris, dure depuis neuf ans quand commence l'Iliade. Le poème ne raconte ni l'origine ni l'issue du siège de Troie par les Achéens : il porte sur des faits qui s'étalent sur une cinquantaine de jours en resserrant l'enjeu autour de la colère d'Achille et la tournure des événements dès lors que le héros reprend les armes pour venger son ami Patrocle (mort d'Hector, puis restitution de son corps à Priam). Les circonstances de la défaite de Troie seront rapportées dans l'Odyssée et surtout dans l'Énéide de Virgile.

Chant I

  Agamemnon, le chef des Achéens, retient prisonnière la fille d'un prêtre troyen d'Apollon et le dieu a envoyé la peste sur l'armée. Le devin Calchas révèle la cause du mal et Achille adjure de rendre la prisonnière. Agamemnon finit par y consentir, mais prend en dédommagement Briséis, la captive d'Achille. Furieux, celui-ci se retire sous sa tente et invoque sa mère, la déesse Thétis. Celle-ci obtient de Zeus la promesse d'une victoire troyenne.
Chant II   Zeus envoie à Agamemnon un songe trompeur qui lui fait croire à la victoire.  Pour mettre ses alliés à l'épreuve, le roi leur expose ce songe, puis feint de vouloir quitter le siège de Troie. Les guerriers se préparent à partir, mais Ulysse sait arrêter ce mouvement. Les deux armées se préparent à combattre : minutieux "catalogue des vaisseaux" grecs, énumération des peuples et des chefs troyens et alliés (Dardaniens, Lyciens, Phrygiens, Thraces).
Chant III   Habile rappel du motif de la guerre : Pâris (Alexandre) est pris de frayeur à la vue de Ménélas, dont il a enlevé l'épouse, Hélène. Devant les reproches d'Hector, il propose alors de régler le conflit par un duel qui l'opposerait à Ménélas. Alors que, du haut des remparts, Hélène présente les chefs grecs au roi Priam, le traité est conclu et le combat s'engage. Mais la déesse Aphrodite soustrait Pâris avant qu'il ne succombe.
Chant IV   Sur les conseils d'Héra, Zeus ordonne à Athéna de faire en sorte que les Troyens violent les premiers le traité de paix. Celle-ci convainc alors Pandaros de tirer une flèche sur Ménélas. Après une revue des troupes par Agamemnon, la bataille s'engage.
Chant V   Où les dieux eux-mêmes sont mis à mal par les hommes : Diomède blesse Énée et sa mère Aphrodite venue l'assister. Les Troyens faiblissent puis se reprennent avec le retour d'Énée, sauvé par Apollon. Pour soutenir les Grecs, Héra et Athéna descendent à leur tour et, grâce à celle-ci, Diomède peut blesser Arès lui-même. Les dieux regagnent l'Olympe.
Chant VI   Les Troyens faiblissant, Hector demande à sa mère Hécube de prier Athéna, et les femmes troyennes se rendent à son temple. Il rencontre sa femme Andromaque près des portes Scées et, devant ses reproches et ses larmes, justifie sa place au combat. Puis, ayant serré contre lui son fils Astyanax, il rejoint les troupes avec Pâris.
Chant VII   Conseillé indirectement par les dieux, Hector provoque les chefs grecs en duel. Le tirage au sort désigne Ajax. Leur duel est interrompu par la nuit. Celle-ci est mise à profit pour l'enterrement des morts et la construction par les Grecs d'un fossé et d'un mur devant leur camp, ce que réprouve le dieu Poséidon.
Chant VIII   Zeus veille à ce que les dieux restent neutres. Sur le mont Ida, il va observer le combat et pèse le destin des deux armées. La balance penche en faveur des Troyens. De fait, ceux-ci prennent l'avantage grâce à Hector.
Chant IX   Agamemnon propose d'abandonner le siège, ce à quoi s'opposent Nestor et Ulysse. Le roi offre alors de rendre Briséis à Achille. Envoyé en ambassade, Ulysse tente de fléchir le héros qui reste intraitable et annonce même son intention de regagner la Grèce.
Chant X   A la faveur de la nuit, Diomède et Ulysse font une incursion dans le territoire troyen et éliminent l'espion Dolon.
Chant XI   Alors que les exploits d'Agamemnon repoussent les Troyens sous leurs remparts, Zeus envoie Iris donner à Hector le signal de la riposte : de fait les Grecs plient à leur tour, et Nestor engage Patrocle à persuader Achille d'intervenir.
Chant XII   Malgré les ripostes des Achéens, Troyens et Lyciens sont en mesure d'envahir leur camp : Sarpédon fait une brèche et Hector enfonce une porte par laquelle les Troyens se précipitent.
Chant XIII   Grâce au secours de Poséidon et aux exploits d'Idoménée, les Grecs font reculer les Troyens.
Chant XIV   Alors qu'Agamemnon propose une nouvelle fois d'abandonner le siège, Poséidon redonne confiance aux Grecs et Héra lui permet, en séduisant Zeus, de rétablir leur situation : les Troyens sont repoussés et Hector est blessé.
Chant XV   Furieux d'avoir été berné, Zeus, par l'intermédiaire d'Apollon et d'Iris, intime à Poséidon l'ordre de se retirer du combat. Guéri par Apollon, inspiré par Zeus, Hector sème la panique dans les rangs grecs. Patrocle court implorer Achille.
Chant XVI   Ici débute la "Patroclie" : Achille prête ses armes à Patrocle et laisse ses Myrmidons l'accompagner au combat. Ceux-ci commencent à faire reculer les Troyens, et Patrocle tue Sarpédon, que Zeus ne peut sauver. Grisé par ce succès, Patrocle désobéit à Achille en poussant jusqu'aux remparts de Troie : il y est tué par Hector.
Chant XVII   Hector et Énée tentent en vain de s'emparer du corps de Patrocle et des chevaux d'Achille. Après une lutte acharnée, Ménélas et Mérion, soutenus par les deux Ajax, finissent par emporter le cadavre.
Chant XVIII   Thétis promet à Achille, au désespoir, de lui donner de nouvelles armes. Héphaïstos, chargé de la commande, se met au travail, cependant que les Grecs se lamentent sur le corps de Patrocle et qu'Achille épouvante les Troyens par ses cris. Thétis emporte les armes achevées, dont un bouclier savamment ouvragé.
Chant XIX   Agamemnon envoie à Achille les présents promis et lui restitue sa captive Briséis. Décidé à partir tout de suite au combat, Achille monte sur son char malgré les avertissements de son cheval Xanthos qui l'informe de sa perte prochaine.
Chant XX   Zeus autorise les dieux à se partager sur le champ de bataille. Apollon dresse Énée contre Achille, mais Poséidon doit sauver le Troyen de la mort. Hector lui-même n'est sauvé de cette confrontation que par Apollon. Furieux, Achille fait un grand massacre de Troyens.
Chant XXI   Poursuivant ses exploits, Achille entre en lutte avec le fleuve Scamandre, cependant que les dieux eux-mêmes en viennent aux mains. En dressant  Agénor contre Achille, puis en égarant celui-ci, Apollon évite aux Troyens une déroute complète.
Chant XXII   Achille revient sous les murs de Troie et se trouve face à Hector qui, malgré les supplications de Priam et d'Hécube, s'est résolu à l'attendre. Pris de peur, Hector s'enfuit néanmoins. Pendant que les deux guerriers font trois fois le tour de la ville, Zeus pèse leur destin et Hector est condamné. Déguisée, Athéna lui conseille de faire front : Achille le tue et traîne son cadavre jusqu'aux vaisseaux sous les pleurs des Troyennes.
Chant XXIII   Au cours d'un repas funèbre, les Myrmidons rendent les honneurs à Patrocle. Pour les funérailles, des jeux sont organisés au cours desquels les héros achéens rivalisent d'ardeur.
Chant XXIV   Tous les jours, Achille traîne le corps d'Hector autour du tombeau de Patrocle. Zeus lui ordonne par l'intermédiaire de Thétis de rendre la dépouille. Priam réussit à le fléchir et ramène le corps à Troie sous de nouvelles lamentations des femmes. Puis on procède aux funérailles.

 

ÉCRITURE DE L'ILIADE

  On est frappé d'abord par l'élaboration déjà "moderne" de l'épopée, signe d'une intervention personnelle dans ce qui constituait un corpus de chants traditionnels : le rétrécissement considérable du sujet à la colère d'Achille sur une cinquantaine de jours concentre tous les effets sur une crise et lui donne par son apaisement sa conclusion et sa morale. Le rythme dramatique, qui alterne analepses (ainsi les rappels de l'origine de la guerre) et prolepses (les annonces de la mort d'Achille ou la révélation par Zeus de l'issue du combat), maintient savamment l'intérêt du lecteur. L'écriture reste pourtant marquée par la tradition des récitatifs des aèdes : les formules figées (l'Aurore aux doigts de rose), les scènes typiques (l'armement du héros, l'outrage au cadavre) correspondent à ces repères qui permettaient à l'aède de tenir le fil de sa narration et à son public de le suivre. Le lecteur moderne trouvera aussi bien répétitives les épithètes homériques rappelant la généalogie des héros, et négligera à tort leur importance. Car la place accordée aux indications généalogiques dans le récit de l' Iliade ne doit pas paraître simplement descriptive ou décorative. Non seulement elles identifient les personnages, au même titre que leur nom et leur patrie, mais elles les situent aussi dans les différents ensembles formant le monde homérique : de la mention d'un rapport de parenté découle toute une série d'autres liens de sang, auxquels correspondent des liens sociaux. La généalogie assigne donc implicitement à chaque personnage une position particulière dans le monde héroïque, et, partant, contribue à déterminer son rôle spécifique dans l'action épique. L'engagement dans des relations d'amitié ou de haine, la nécessité de mériter sa timè en faisant la preuve de sa valeur sont en effet les moteurs de l'héroïsme. Lorsqu'il énonce la généalogie des princes, le poète prépare, souligne, justifie les actions qui font l'objet de sa narration. Réduire les mentions de la parenté à leur fonction descriptive, c'est donc manquer de percevoir leur pouvoir poétique et priver le récit d'une de ses armatures fondamentales.
  Les caractéristiques générales de cette écriture sont sans doute aussi fidèles aux grandes lois du genre épique (grandissement, merveilleux : on examinera particulièrement la lutte d'Héphaïstos et de Scamandre au chant XXI). Mais on est frappé par la récurrence d'images naturelles et animales pour exprimer l'ardeur guerrière autant que par le réalisme saisissant des massacres. Ces comparaisons, ces descriptions semblent nous aviser d'une fureur barbare dans laquelle le guerrier renie son humanité et
, soumis aux lois impitoyables de la nature, se rapproche de la bête. Cette tentation, qui désorganise par exemple le personnage d'Hector, semble ici trouver de la part du poète une condamnation morale qui ne peut trouver sa pleine justification que dans l'apaisement final où l'héroïsme est clairement défini comme une victoire remportée sur soi-même. Ainsi l'écriture participe elle-même d'une redéfinition des valeurs héroïques.

 

 

  La société antique est fortement hiérarchisée. Au sommet, des rois locaux (basileus), maîtres d'un domaine rural, qui forment une aristocratie minoritaire toute-puissante dont le privilège est la fonction guerrière. L'expédition achéenne de l'Iliade est commandée par l'un d'eux, Agamemnon, parce qu'il a fourni le plus gros contingent (cent navires), et surtout que son sceptre vient de Zeus lui-même. Lui seul est symbole de souveraineté. Les autres rois tirent leur légitimité de leur force et de la dynastie dont ils sont issus. A Troie, la situation n'est guère différente : l'ordre de la Cité est organisé autour du vieux roi Priam. Tous ces guerriers obéissent à des valeurs fondamentales : la themis (l'ordre des choses, ce que l'usage commande ou interdit), la timè (marque d'honneur qui situe chaque guerrier au rang qu'il s'est mérité), et les obligations envers les dieux (ainsi les sacrifices). Ces valeurs assurent la cohésion du groupe, voire l'égalité de leurs prérogatives, même si la qualité particulière du guerrier peut les lui faire transgresser (ainsi la colère d'Achille contre Agamemnon). Mais dans l'ensemble, leurs relations sont commandées par le compagnonnage et la fidélité, symboles d'un ordre dont Marthe Robert nous dit que l'énoncé est le premier but de l'épopée. Les combattants des deux camps eux-mêmes se battent de la même manière et ont les mêmes dieux; ils entrent dans un même jeu, qui les affronte comme deux puissances opposées, mais étroitement unies :

 

LES GRECS

(Achéens, la plus importante famille ethnique, Argiens, Danaens, d'Argos) :

Agamemnon, "protecteur de son peuple", fils d'Atrée, roi de Mycènes et d'Argos, chef de la confédération achéenne. Couramment nommé "Glorieux Atride, roi des guerriers".
Ménélas, "le blond", frère d'Agamemnon, roi de Lacédémone.
Achille,"aux pieds rapides", fils de Pelée et de la déesse Thétis, roi des Myrmidons. Sa colère, au début du poème, son farouche retrait du combat puis son retour pour venger la mort de son ami Patrocle, sont les vrais sujets de l'Iliade.
Ulysse,"l'ingénieux" ou "l'artificieux", fils de Laërte, roi d'Ithaque. Il se signale par sa ruse et l'habileté de son éloquence.
Ajax le Grand, roi de Salamine.
Patrocle, ami d'Achille.
Idoménée,
vieux roi de Crète.
Nestor,
"le vieux meneur de chars","l'écuyer de Généria", roi de Pylos, le plus âgé des chefs achéens. Il joue le rôle de conseiller.
Diomède, fils de Tydée, compagnon d'Ulysse.

 

LES TROYENS

(et leurs alliés Dardaniens et Lyciens) :

Hector,"au casque étincelant", fils du roi Priam et de la reine Hécube. Il manifeste une grande humanité.
Priam,
roi de Troie, vieil homme affaibli mais plein de bonté, dont la part d'héroïsme tient sans doute au chagrin de voir mourir plusieurs de ses fils (treize la dernière année du siège, dont trois en une seule journée). Pyrrhus, le fils d'Achille, le massacre sur un autel lors du sac de Troie.
Pâris (ou Alexandre), frère d'Hector. Il est à l'origine du conflit en enlevant Hélène de Sparte. Piètre guerrier, il est surtout remarquable par sa beauté.
Énée, "conseiller des Troyens", fils d'Aphrodite et d'Anchise, chef des Dardaniens. Survivant au sac de Troie, il est à l'origine de la fondation de Rome (Virgile, Énéide).
Sarpédon, fils de Zeus, chef des Lyciens.
Glaucos, ami de Sarpédon.


 

 

 

  Sont appelés "héros" dans l'Iliade tantôt tous les guerriers, tantôt seulement les plus vaillants, les chefs. En fait apparaissent comme "héros épiques" ceux à qui le poète a donné la gloire à travers ses chants. Mais ces héros chantés par les hommes à cause de leurs exploits sont les mêmes qui sont l'objet d'une bienveillance divine. La guerre épique ne peut se concevoir pour les Grecs sans les dieux, et il faut donc, pour comprendre le sens de l'exploit héroïque, mesurer le rôle des dieux dans l'action ainsi que leur solidarité avec le destin.
  Qui sont les dieux d'Homère ? Il ne s'agit pas de dieux transcendants, extérieurs au monde : créés par des puissances primordiales, ils ne sont ni éternels, ni omniscients, ni omnipotents.
Les dieux de l'Olympe forment une société qui reproduit ou prolonge la société humaine avec sa hiérarchie. Entre eux, ils se distinguent par une différence dans la quantité de pouvoir dont chacun dispose, mais aussi par les domaines divers où cette puissance peut s'exercer. Ils sont en outre assez différents pour connaître des rivalités. Le conflit des Achéens et des Troyens les divise en fonction de leurs affinités avec l'un ou l'autre camp, et aussi en fonction de leurs rancunes : Athéna et Héra, par exemple, se rangent logiquement contre le Troyen Pâris qui leur a préféré Aphrodite. Ainsi le combat des hommes suit, dans sa ligne incertaine, l'évolution du différend qui oppose les dieux. Car "les dieux sont là, à serrer sur les deux partis le nœud de la lutte brutale et du combat qui n'épargne personne, le nœud qu'on ne rompt ni dénoue, mais qui brise les genoux à des combattants par centaines" (chant XIII). Jamais comme dans le chant XX, ces "camps" ne sont plus nets : Apollon a contribué à la mort de Patrocle, et Zeus, partagé entre les deux armées, est cette fois irrité de voir Hector porter les armes d'Achille. L'assemblée des dieux paraît à cet instant comme un récapitulatif des forces offertes aux hommes avant que le retour d'Achille ne donne un tour décisif à la bataille :

 

  Les interventions divines dans le combat des hommes révèlent cette présence immanente. L'homme homérique l'éprouve au-dedans de lui sous forme d'impulsions subites, de pulsions irrationnelles, d'ardeur guerrière ou amoureuse, de terreur ou de honte. Les modes d'intervention sont multiples : indirects, sous la forme des présages, des songes, dont le but est d'éclairer les hommes sur ce qui va leur arriver ou de leur signifier la volonté divine; directs, qui les obligent alors à se cacher et révèlent leurs caractères particuliers (ainsi la mobilité d'Athéna contraste avec la relative sédentarité d'Apollon). L'intervention des dieux se manifeste aussi par les innombrables débats qui les opposent sur l'Olympe : ainsi les combats de l'Iliade ne se décident pas entre des hommes qui calculent, combinent, prennent une résolution et l'exécutent, mais entre des dieux qui s'occupent sans cesse des hommes et parviennent toujours à imposer leur volonté. Les dieux se soucient d'ailleurs moins des hommes que de leurs propres relations : s'ils les aident ou les combattent, c'est souvent pour régler des affaires strictement internes à l'Olympe (ainsi Zeus déchaîne souvent sa fureur contre les Achéens parce qu'il est furieux contre Héra). C'est pourquoi on peut se demander si ces interventions vont dans le sens de la justice. Zeus n'agit jamais en justicier ni en réparateur de torts. Pour les humains, l'action des dieux peut paraître absurde ou terrifiante. Mais dire qu'elle est immorale va dans le sens d'une appréciation anthropomorphe de l'œuvre, car au-delà de cette dimension éthique, on ne saurait négliger la dimension sacrée du mythe : le domaine des dieux est ce que l'homme ne maîtrise pas. Dans cette optique, les dieux ne sont ni moraux, ni immoraux : ils sont les dieux. Bénéfiques ou maléfiques, hostiles ou tutélaires, ils incarnent le visage incontrôlable du destin.
  Le rapport des dieux au destin mérite d'ailleurs d'être précisé. Le terme utilisé dans l'Iliade est  celui de "Moïra", qui signifie la part allouée à chaque homme, part de vie, de bonheur et de malheur comparable au butin qu'il reçoit en partage. Il s'agit aussi du lot dévolu à tous le humains, qui est la mort. Mais la Moïra n’est ni fatalité, ni prédestination : elle borne la liberté humaine, elle ne l’empêche pas. Bien plus, si la liberté des dieux consiste précisément en ceci qu’ils acceptent des décrets qu’ils ont, contrairement aux mortels, le privilège de connaître (mais pas de contrecarrer), il n’y a de liberté pour les hommes que dans la mesure où eux aussi acceptent — même à contrecœur — la part qui leur est échue et s’efforcent d’en faire le meilleur usage, sachant que, quand leur «heure» sera venue, c’est seulement dans la mémoire des générations futures qu’ils pourront espérer se survivre. Le héros est ainsi le symbole de l’homme libre, c’est-à-dire pleinement homme : celui qui triomphe de la mort et du destin autant que le peut un mortel, non pas en les fuyant, ni non plus en les défiant d’une manière puérile, mais au contraire en en acceptant à la fois le risque et la nécessité. Mais ce privilège est aussi un fardeau et un danger : un fardeau, parce qu’il est source d’angoisse et fonde une responsabilité; un danger, parce qu’il crée l’illusion de l’invulnérabilité et de la toute-puissance, et donc la tentation de transgresser les lois de la phusis , de renverser le cours des fleuves, — ubris, démesure fatale par laquelle les mortels, loin de s’égaler aux dieux, tombent plus bas que l’homme, annulent leur différence spécifique, perdent leur liberté, se vouent eux-mêmes à l’esclavage, à la barbarie et à la bestialité. Limite à la liberté, la Moïra est donc identiquement sa condition de possibilité : elle crée l’espace où celle-ci peut se déployer et où les mortels rencontrent les dieux. Il est dit en effet plusieurs fois dans l'Iliade que ce sont les dieux qui fixent le destin des hommes, mais les dieux ne peuvent pas agir arbitrairement contre le destin : ils ne peuvent que s'y soumettre. Ainsi Zeus voudrait sauver son fils Sarpédon, mais Héra le prévient du désaccord de tous les autres dieux. De même, désireux de sauver Hector, il a recours à la balance d'or, qui condamne le héros troyen, et il doit s'exécuter. Il agit en cela pour préserver l'ordre de l'univers et ne pas menacer la cohérence qui fait sa propre suprématie.

 

    Cette limite dans le pouvoir des dieux a un retentissement important sur les valeurs héroïques, car on voit mal en quoi un humain totalement agi par la faveur ou la condamnation divine pourrait manifester les vertus qui font le héros. Un passage significatif nous est offert avec la mort de Patrocle. L'ami d'Achille constate en effet : "ce qui m'a vaincu, c'est la destinée sinistre (Moïra); c'est le fils de Létô (Apollon), c'est aussi, chez les hommes, Euphorbe". Le même événement peut recevoir plusieurs interprétations différentes selon les niveaux de réel qu'on envisage. L'héroïsme homérique est donc facteur de ces trois forces qui pèsent sur les hommes : le Destin, les dieux, les humains, et c'est à ce confluent que se manifeste leur aristie.

http://www.site-magister.com/prepas/page2.htm

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