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Catégories : L'érotisme

Le choc d'Histoire d'O (article paru le 01/09/1975 dans l'Express) par Madeleine Chapsal

 

medium_le_choc.jpgLa sortie à l’écran d’Histoire d’O, tourné par Just Jaeckin (1), est-elle un acte de violence? Sans doute, mais d’une tout autre violence que celle des films féroces qui triomphent actuellement aux Etats-Unis, ou au Japon, avant de venir ici.
Dans Les Dents de la mer (Jaws), qui battent tous les records aux Etats-Unis, on voit un requin monstre couper sanguinairement les jambes des enfants.

Dans Rollerballs, à coups de billes d’acier et de gants à crochets, le jeu, devant deux milliards de téléspectateurs en 1990, est de faire massacrer les autres à mort, si l’on veut se sauver, comme, au plus bas de la Décadence, les gladiateurs romains.

"Bénissez le ciel pour les moments où quelqu’un s’évanouit dans vos bras et vous dans les siens. Là, vous touchez aux nuages, à l’eau courante, vous êtes un souffle dans le vent."

Ces réalisations, qui sont pourtant loin d’être les plus brutales après le succès international d’Orange mécanique sonnent le spectateur par une atrocité si gratuite qu’il en perd toute possibilité de réflexion.
Ces films d’outrance ont peut-être leurs raisons. Mais le spectateur, horrifié, parfois au bord de l’évanouissement, est-il capable de les "déchiffrer" ?

La violence que nous fait Histoire d’O fait appel à l’intelligence.

Elle invite à réfléchir sur des habitudes mentales pour accepter de découvrir les choses du coeur, du corps et de l’esprit.

Ça n’est pas toujours facile. En vérité, ce ne le fut jamais...

Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau donnèrent bien mauvaise réputation à leur auteur. Le chef-d’oeuvre de Baudelaire Les Fleurs du mal fut interdit. Madame Bovary conduisit Gustave Flaubert devant les tribunaux. Plus près de nous encore, D.H. Lawrence fut longtemps persécuté pour avoir écrit L’Amant de lady Chatterley. Et son Corydon valut à André Gide des années d’opprobre.

Si, par la suite, pour eux tous, ce furent la gloire et le respect, c’est qu’avec le temps un 'travail' se fait. L’effort de tolérance porte ses fruits et l’évolution veut que ce qui apparaissait au début comme une atteinte à la sensibilité et aux bonnes moeurs se révèle, si l’oeuvre en vaut la peine, civilisateur.


Or, Histoire d’O a désormais vingt ans, et son message, une représentation figurée de la violence, réelle mais non avouée, des rapports entre les hommes et les femmes, peut sans scandale sortir de la clandestinité et du petit cercle d’une élite intellectuelle.

Ce qui se passe entre O et ses amants, c’est ce qui arrive tous les jours, à mots voilés, à gestes amortis, chez les couples — fausse douceur parfois plus meurtrière encore que la violence ouverte.
Et pas seulement dans l’amour. C’est à tous les niveaux qu’entre les hommes et les femmes il y a la "bataille" ... D’où la portée d’Histoire d’O.

Il fallut le courage d’un jeune éditeur, Jean-Jacques Pauvert, encore sous le coup de graves ennuis que lui avait attirés la réédition d’oeuvres pourtant classiques, Sade et Miller (aujourd’hui en livre de poche), pour oser publier Histoire d’O, qu’une partie de la magistrature considérait, sans voir plus loin, comme une "atteinte aux bonnes moeurs".
Mais Jean-Jacques Pauvert, lui, jugeait Histoire d'O l’un des très grands livres révélateurs de l’époque, et rien n’aurait pu le faire reculer.

II n’était pas le seul. La personnalité qui lui avait apporté le manuscrit, Jean Paulban, directeur de la très littéraire Nouvelle Revue française (N.r.f.), centre prestigieux de la vie intellectuelle française depuis bien avant !a guerre, qui publiait Valéry, Gide, Larbaud, Mairaux, Montherlant, Sartre, Saint-John Perse, tint à préfacer lui-même Histoire d’O, dès le début.

Texte pénétrant et prophétique quant au devenir des femmes, de l’amour et aussi, et surtout, des voies de la violence - que l’actualité de 1975 met désormais chaque semaine, et partout, sous les projecteurs.

Texte qui, par-delà ce qu’André Pieyre de Mandiargues devait appeler "l’arsenal des romans noirs de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle" - ce cuir noir, ces corsets, ces cravaches, ces chambres faites pour étouffer les cris, ces marques au fer rouge, ces anneaux et ces chaînes intimes - situait le niveau de l’oeuvre la plus farouche lettre d’amour qu’un homme ait jamais reçue.

Pour le cinéaste Just Jaeckin, Histoire d’O est avant tout, dit-il, une bouleversante Histoire d’A - d’Amour avec un grand A.

Et de ce que l’amour, qu’il passe par le corps, le langage, l’écriture, peut seul apporter la communication.
Les gens, les groupes, les partis, les peuples, les hommes et les femmes, les parents et les enfants, sont fermés les uns aux autres. Et s’entrechoquent. Si l’on suit la voie de cette violence, qui est celle de la facilité, aux heurts risquent de succéder chaque fois le crime, puis les massacres et sans doute la guerre atomique, qui résoudra tout par l’explosion. Et établira le silence.

Ce pernicieux silence dont il, s’agit d’abord de sortir. Si l’on veut progresser. Ou simplement survivre.

Pour aider à ce vaste, et difficile, dialogue, L’Express publiera le texte même de l’ouvrage, la semaine prochaine, en accord avec l’auteur, toujours secret, et l’éditeur, Jean-Jacques Pauvert.

Un tel ouvrage peut-il rendre ce service ? Oui.

L’écriture de Pauline Réage, jugée "d’une inconcevable, d’une incroyable décence" par Paulhan et Mandiargues, "chaste" par François Mauriac, est tout aussi "pudique" que les belles images du film de Jaeckin, où les scènes les plus dures, les plus "hard-core", se jouent avant tout sur le regard et les dialogues.

Que signifient, d’ailleurs, l’ostracisme à la mode, la fausse pudeur, la mauvaise conscience?

Les spectateurs, les réalisateurs, les acteurs, eux-mêmes, se croient parfois obligés d’avoir un peu honte.
Ce dont on doit avoir honte, collectivement, serait bien plutôt l’ignorance et la frustration dans lesquelles nous nous sommes, tous, tenus jusque-là.

Ces oeuvres, ces films, et triomphalement Histoire d’O, ont l’audace, par exemple, jusqu’alors sans précédent, de montrer que les femmes "en ont autant envie que les hommes"…

Enfin une femme qui avoue! dit Jean Paulhan dans sa préface.

Cette oeuvre, écrite par une femme, première révolution, apporte de la lumière et un début de connaissance dans des domaines où le refus de savoir et de réfléchir non seulement fut de rigueur, mais surtout tranquillisant - et si exemplaire de tant d’autres refus.

Voici une lumière sur les tendances inconscientes et fondamentales qui animent, parfois sans contrôle, les comportements dominés par les pulsions sexuelles, qu’au début de ce siècle le génie de Freud a commencé d’étudier, et par l’agressivité, si bien révélée par Konrad Lorenz, d’abord chez les animaux, puis chez les humains entre eux.

La recherche aiguë d’une relation plus étroite entre soi et l’autre - c’est Histoire d’O, conduite comme une action d’éclat.

Histoire d’O, c’est aussi l’amour qui souffre parce qu’il ne trouve pas pour s’exprimer d’autre voie que la violence :
- Je te fais crier pour que tu m’entendes.

- Je te donne aux autres pour être sûr que tu es à moi.

- Je t’enchaîne, avec ton consentement, pour que tu sentes que tu es libre - de m’aimer ou pas.

Axiomes d’Histoire d'O qui conduisent non pas à un enlisement ni à un laisser-aller, mais à une forme d’ascèse.

"L’héroïne est transfigurée, écrit André Pieyre de Mandiargues, par un courant qui vient de l’âme et non du corps."

A travers sa quête, qu’on a pu qualifier de "mystique", qui va du château de Roissy, où des pensionnaires volontaires sont formées à assouvir les désirs des hommes jusqu’à son "marquage" par son dernier maître et amant, sir Stephen, en passant par les rapports homosexuels, légère brise de douceur et d’amitié dans cet enfer, O est en marche.

Elle avance dans une constante exigence qui lui fait subir et accepter les coups, les sévices, les humiliations, avec une sorte de bonheur.

Quelle sorte d’objectif est-ce donc là?

Ce que cherche O, ça n’est pas la dépendance ni même la libération, c’est l’amour.

L’amour enfin "réussi", c’est-à-dire réciproque, ouvert, dans l’égalité et la création d’un univers mental où la femme comme l’homme sont maîtres de leur esprit et de leur corps et se sentent entièrement acceptés.

Cette interprétation est celle de l’auteur, Pauline Réage, telle qu’elle vient, après vingt ans de silence, de la confier à Régine Deforges, dans des entretiens inédits, le premier, à la suite et en éclairage de l’oeuvre, sous le titre O m'a dit.

"J’ai écrit ce livre, dit-elle, pour séduire l’homme que j’aimais."

C’est qu’Histoire d'O, on le verra, a son histoire, belle et sombre comme les plus exigeantes histoires d’amour.
Entre l’homme aimé, l’homme à séduire, et "la fille amoureuse", la communication n’était pas suffisamment établie, et Histoire d'O, écrit la nuit, au crayon, sur des feuillets envoyés au fur et à mesure-"comme on parle la nuit, dans le noir, à celui que l’on aime, lorsque les mots d’amour ont été trop longtemps retenus et ruissellent enfin"- c’est une tentative pour parvenir à l’amour, avec l’énergie farouche du désespoir.

Pauline Réage semble nous dire qu’elle n’y est pas véritablement arrivée, dans la vie : "Cet amour aurait pu être un autre amour." Et dans Histoire d’O, renonçante mais non réduite, elle s’abandonne.

L’O du film, triomphante, sort en vainqueur de ses épreuves et se fait accepter par sir Stephen, l’homme qu’elle aime et qui l’aime, comme partenaire amoureuse, et même dominante.

C’est du moins ce que verront les femmes.

Pour les hommes, il y aura d’abord le plaisir d’assouvir des fantasmes du premier degré : des lieux "accueillants" et des filles "soumises". Mais, au-delà, il y aura la peur. La complaisance infinie d’O - "Vous êtes facile, O, lui dit sir Stephen, vous avez envie de tous les hommes qui vous désirent" - sera ressentie comme une menace. Une agression voilà donc ce qui risque de se passer quand la sexualité féminine se révèle, et se libère?
O semble sortir intacte de toutes ses rencontres, indifférente et, surtout, prête à recommencer. De quoi donner bien des complexes...

Il y a ainsi dans ce livre, de l’aveu même de Pauline Réage, une sorte de vengeance. Dans ses Entretiens avec Régine Deforges, l’auteur d’Histoire d’O n’y est pas indulgent avec les hommes.

"Ils promettent, ils ne tiennent pas. Ils vous disent qu’ils vous aiment, ce n’est pas vrai. Ou si c’est vrai, cela n’avance pas à grand-chose. C’est rarissime, un homme qui tient sa parole en ce monde. Vous me direz: les femmes non plus. Oui, mais les femmes n’en ont pas la prétention." Sauf O.

O a promis, par amour, de se soumettre sans murmurer à tout ce que voudrait son amant, d’abord René, puis sir Stephen - auquel il finit par la donner - et elle s’exécute.

Si son amant prend plaisir à son obéissance, on ressent que c’est tant pis pour lui ; pas pour elle.
C’est que "ça ne va pas" entre les hommes et les femmes qui s’aiment, comme dit le Dr Lacan, et qu’il y a encore beaucoup à faire et à vivre pour que "ça marche".

Pauline Réage, vingt ans après, dans O m’a dit, sait en parler lucidement, nous le verrons.

"C'est une chose étrange: le simple fait du corps à corps avec quelqu'un, même si l'on ne se connaît pas, établit une sorte de communication qui est magique, incompréhensible, et que je ne suis pas loin de considérer comme sacrée... Cette inexplicable confiance que suppose le simple fait d'ouvrir à quelqu'un d'autre son corps, cette fraternité des hommes et des femmes entre eux, qu'on n'évite pas quand on s'aime, ne fût-ce qu'un instant... Tendresse qui demeure quand le désir, quand le plaisir sont passés. Extraordinaire cadeau de la vie... le plaisir, l'amour, la seule chose par quoi nous participons à toute la création et qui soit donnée à tous les êtres... Bénissez le ciel pour les moments où quelqu’un s’évanouit dans vos bras et vous dans les siens. Là, vous touchez aux nuages, à l’eau courante, vous êtes un souffle dans le vent. Le reste, c’est la dure vie, incompréhensible, qu’on nous a faite et que nous nous faisons."

Qui est-elle donc, cette Pauline Réage, toujours inconnue, qui s’exprime avec ce sombre mysticisme, une passion que n’eût pas désavouée la Religieuse portugaise?

Femme de lettres, la chose est indéniable, dont la secrète identité fut si bien gardée qu’elle a su tout avouer sans rien révéler.
Maintenant que l’homme qu’elle aimait est mort, comme elle le confiera dans O m’a dit, et avec lui sans doute les raisons du silence, il semble qu’elle n’ait plus rien à perdre à sortir de l’anonymat.

Mais elle continue pourtant de refuser de s’identifier, trouvant pour son compte qu’elle n’a plus rien à y gagner.
On peut le déplorer, s’agacer qu’une femme qui avoue, qui parle vrai, au point d’avoir ébloui tant de contemporains de valeur, éprouve toujours le besoin de porter un masque.

Mais sans doute la libération des femmes, comme celle de l’amour qu’elle conditionne, ne peut-elle se faire que pas à pas. Pauline Réage, toute nue, telle O derrière son déguisement de chouette, à la fin du film, s’obstine à rester masquée.

On en a conclu qu’elle n’existait pas; attribuant son ouvrage à d’autres et surtout à des hommes. Erreur grossière, qui se rectifie d’elle-même à la lecture du texte.

Et puis, trop de gens la connaissent d’assez près, désormais, pour qu’on puisse encore mettre en doute son existence comme sa qualité de femme.

La police aussi, qui, après avoir interrogé l’éditeur, Jean-Jacques Pauvert, le préfacier, Jean Paulhan, les avoir sans succès menacés de poursuites, était restée bredouille, a fini, rendons-lui cette justice, par découvrir son identité, tout en respectant son désir d’anonymat et de secret.

On ne saurait être moins courtois que la police. Tant que Pauline Réage elle-même ne décidera pas d’affronter la gloire, et les questions, à visage découvert, L’Express taira son nom, préférant révéler ce qu’elIe considère comme la meilleure partie d’elle-même : son ouvrage.


(1) Producteurs Gérard Lorin et son associé, Eric Rochat.

jeudi 21 septembre 2006, mis à jour à 17:20

http://www.lexpress.fr/info/quotidien/actu.asp?id=5959

Commentaires

  • j'ai lu histoire d'O,,j'ai beaucoup aimè le lire,et bien souvent le desir s'est eveillè en moi,,

  • je ne me souviens pas de l'avoir lu mais j'en ai lu d'autres de ce genre
    même effet que pour toi

  • Pourquoi n'avons-nous pas l'avis des hommes à ce sujet ? Pourquoi les hommes ne viennent-ils pas mettre un commentaire sur ce sujet ? Je n'ai pas lu Histoire d'O mais je pense qu'il y a plusieurs façons d'aimer. Bon week end.

  • avis aux hommes donc!

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