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Catégories : La littérature

Hugo Pratt, une vie de roman

medium_prattpere.gifLes Pratt, père et fils, en uniforme
de la police de l'Afrique italienne

 par Tristan Savin
Lire, mai 2007

 Aucune phrase ne pourrait mieux résumer la vie et l'œuvre du père de Corto Maltese: «J'ai appris à dessiner en Ethiopie, à écrire en Argentine», confiait Hugo Pratt. Une existence riche en rencontres, en aventures et en lectures. Une œuvre désormais reconnue pour son originalité, car Pratt fut l'inventeur de la bande dessinée littéraire. On lui doit le premier «roman dessiné», La ballade de la mer salée.

«Je connais treize façons de raconter ma vie», déclarait Hugo Pratt. «La vie de nos rêves est peut-être la plus authentique», ajoutait-il en citant Pessoa. Plus prosaïquement, le futur géniteur de Corto est né en 1927 à Rimini (Italie). Pour comprendre son itinéraire, le contexte familial compte plus que le lieu de naissance qu'il ne cessera de fuir. Son grand-père paternel, Joseph Pratt, était un Lyonnais de lointaine origine anglaise et aristocratique. D'abord dessinateur en architecture militaire («Je lui dois mon don», déclarait Hugo), il trouva un poste de professeur de français dans un institut de Venise et mourut de la grippe espagnole. Du côté maternel, «ma généalogie est franchement romanesque», s'amusait le brasseur de légendes. Le père de sa mère était un enfant illégitime et ses ancêtres, des juifs de Tolède convertis en arrivant à Venise. Quant à sa grand-mère maternelle, également juive, ses aïeuls avaient quitté la Turquie pour travailler à Murano...

On comprend pourquoi Hugo Pratt fera de Corto Maltese le fils d'un marin britannique et d'une gitane, élevé dans le barrio de la Judería, à Cordoue. La mère d'Hugo, Evelina Genero, était la fille d'un pédicure et poète, fondateur des Faisceaux de combat vénitiens. «La seule personne qui contestait le fascisme était mon oncle Ruggero, marin dans la marine marchande. Il avait beaucoup voyagé, était au courant de tout ce qui se disait, aussi bien en Russie qu'en Amérique. [...] Comme pas mal de marins, il était devenu plus ou moins anarchiste. Corto Maltese lui doit peut-être quelque chose!»

Evelina n'avait pas fait d'études. Elle pratiquait l'astrologie et la cartomancie. «On la considérait comme la sorcière de la famille.» L'enfant hérita d'elle son intérêt pour l'occultisme et la magie, qui s'exprimera à travers les aventures oniriques de Corto. Quand il n'a que six ans, «Neno» (diminutif d'Hugo pour sa famille) est laissé au soleil par sa mère. On le croit déficient: il se retrouve dans une école pour malades mentaux. Il en sort six mois après, rétabli. La figure paternelle avait également de quoi frapper l'esprit d'un petit garçon: Rolando Pratt, orphelin, avait fait quelques mois de prison dans sa jeunesse, pour avoir cassé un nez au cours d'une rixe. Son casier judiciaire nuit à ses recherches d'emploi. La marche sur Rome lui en procurera un: servir Mussolini sous l'uniforme.

Le plus jeune soldat de l'armée fasciste
En 1936, Rolando Pratt est envoyé en Ethiopie, fraîchement colonisée par l'armée italienne. Il installe sa famille à Entotto, où Neno fréquente le lycée Vittorio Emanuele III. Les temps sont troubles. Un jour où il garde la maison, l'enfant ouvre la porte à un chef guérillero, bardé de cartouchières: «Il portait, suspendus à la ceinture, des testicules, des yeux et des oreilles qu'il avait coupés aux Italiens.» Un Abyssin évite à Hugo le même sort. En juin 1940, son père l'enrôle dans la police de l'Afrique italienne, malgré son âge, pour participer aux campagnes militaires. Un an plus tard, les Britanniques rentrent dans Addis-Abeba. L'adolescent est interné avec sa mère à Dirédaoua, à l'est du pays. Le voici plus jeune prisonnier italien, après avoir été le plus jeune soldat!

Neno engrange les souvenirs, qui ressurgiront plus tard sous forme de dessins ou d'éléments scénaristiques. Il dort sur des sacs de sable; un homme meurt sous la fenêtre qu'il enjambe chaque soir; un nouvel évanouissement en plein soleil lui donne l'occasion d'être recueilli par des contrebandiers de qat et des voleurs de chameaux, «ces gens qui se mettent de la chaux sur les cheveux pour devenir roux». Il se souviendra encore: «J'étais devenu plus noir qu'un Danakil, toujours au milieu des chameaux sous le soleil le plus brûlant du monde.» Il découvre les plaisirs de l'amour à cette époque, d'abord avec une Abyssine, puis s'éprend d'une «Blanche-Neige de Walt Disney», Clara Pecci. Il la retrouvera deux ans plus tard à Vicence, tuée sous un bombardement.

En 1942, Rolando Pratt est arrêté par les Anglais. Il meurt à la fin de l'année d'un cancer du foie. Hugo et sa mère sont rapatriés par la Croix-Rouge. Le canal de Suez étant fermé, leur cargo met plusieurs mois à contourner le continent africain. Mussolini et le roi d'Italie les accueillent à Naples pour leur souhaiter la bienvenue dans leur patrie. Mais après la vie en Abyssinie et la découverte du racisme des siens, Hugo Pratt a-t-il encore une patrie? Pour l'écrivain Alain Borer, il faudrait plutôt parler de «prattie», pays imaginaire qui engloberait Venise, Buenos Aires et la Corne de l'Afrique. Après l'armistice, le jeune homme s'engage dans le bataillon Lupo de la république de Salò. Il se fait ensuite passer pour un pilote sud-africain et se fait arrêter par les Allemands. Contraint à s'engager dans la police maritime du Reich, il parvient à déserter trois semaines plus tard. Aidé par des résistants, il franchit la ligne de front, rejoint les troupes alliées et s'enrôle en tant qu'interprète.

En avril 1945, il revient à Venise pour assister à l'entrée des libérateurs, sur une voiture blindée canadienne, habillé en Ecossais. A l'époque, «Venise était un gigantesque bordel, un carnaval improvisé», déclarera-t-il. Il réussit à se faire engager dans l'armée néo-zélandaise, après s'être tatoué le visage comme un Maori, avec un stylo! Sa légende est en train de naître et avec elle le personnage du futur Corto: Hugo Pratt aura fait la guerre dans tous les camps, sous presque tous les uniformes...

Guitariste, rugbyman et... dessinateur
Dans l'euphorie de la paix, le Vénitien retrouve un lieutenant juif polonais, un certain Koinsky, dont il fera vingt-cinq ans plus tard le héros des Scorpions du désert. Hugo Pratt devient officiellement dessinateur de bande dessinée en décembre 1945, quand paraît le premier numéro de L'as de pique, revue de comics créée avec deux amis. Ce n'est plus un groupuscule militaire mais l'un des premiers mouvements artistiques italiens centrés sur la BD. Hugo ne vit pas pour autant de sa plume. Il devient organisateur de spectacles, rattaché à la Ve armée américaine. Entre autres talents, ce passionné de jazz joue de la guitare, chante et danse.

En 1946, il est agent d'expéditions au port de Venise, joue au rugby en première division et tente d'intégrer la Légion étrangère. Il voyage en Europe et rêve de s'embarquer à destination de l'Amérique. Mais la police l'en empêche. La bande dessinée lui permet de s'évader autrement: il écrit l'histoire d'Indian River avec son ami Mario Faustinelli. Pratt peut enfin s'embarquer sur un transatlantique et gagne l'Argentine, sa troisième «prattie». Installé à Acassuso, il reprend la série Junglemen et en profite pour découvrir la Patagonie.

En 1952, Hugo rencontre Anne Frognier, une jeune Belge installée à Buenos Aires, et Gucky Wogerer, d'origine yougoslave. Il épouse cette dernière, dont il aura deux enfants, Lucas et Marina. Pendant sa période argentine, il boit et dessine beaucoup. La vie sentimentale du don Juan se complique: après avoir fait la connaissance de Gisela Dester, une jolie Allemande devenue sa collaboratrice, il se sépare de Gucky. En 1959, Pratt s'installe à Londres et réalise plusieurs séries de guerre. L'un de ses premiers chefs-d'œuvre date de cette époque: il scénarise et dessine Ann de la jungle en s'inspirant d'Anne Frognier, sa nouvelle compagne.

Une existence de héros de roman
La décennie suivante montre l'intérêt d'Hugo Pratt pour la littérature. «Mon père avait hérité de son propre père le goût et le respect des livres. [...] Il me faisait lire Jules Verne, en français et avec un atlas.» Le dessinateur se passionne pour tous ces auteurs réunis sous la bannière des écrivains voyageurs: Joseph Conrad, Herman Melville, T.E. Lawrence, Jack London, Henry de Monfreid, Hemingway et Saint-Exupéry, auquel il consacrera un album hommage à la fin de sa vie. Après avoir réalisé le premier épisode de Capitaine Cormorant, il entreprend d'illustrer Sindbad le marin et Le retour d'Ulysse, puis L'île au trésor et David Balfour de Stevenson. «J'avais cinq ans quand mon père a commencé à me raconter des histoires de pirates.» Pratt, immense lecteur, dont le panthéon personnel s'élargissait à Hermann Hesse, D'Annunzio, John Reed et James Joyce, n'a cessé de démontrer à travers son œuvre qu'il était le plus érudit des dessinateurs de son époque. Tout en menant une existence de héros de roman, digne de celle de Blaise Cendrars ou de Joseph Kessel.

Toujours marié officiellement à Gucky, il convole religieusement avec Anne à Venise. La naissance de leur fille Silvina ne l'empêche pas d'effectuer une exploration de l'Amazonie. En 1965, quand Jonas Pratt voit le jour, Hugo retourne au Brésil et apprend l'existence de Tebocua, son fils, que lui a donné une Indienne Xavantes. La même année, l'incorrigible coureur reconnaît d'autres enfants: la petite Victoriana Aureliana Gloriana dos Santos, sa fille avec une prêtresse de macumba, et «les enfants illégitimes des quatre sœurs. Voilà comment, à Salvador de Bahia, on peut aujourd'hui rencontrer un Lincoln Pratt, un Wilson Pratt ou un Washington Pratt». En donnant des noms de présidents américains, le dessinateur s'est donc amusé à composer un mont Rushmore à sa gloire!

Après un périple aux Caraïbes, Pratt lance en 1967 la revue Sgt. Kirk avec deux amis. Cette date va marquer sa carrière d'une pierre blanche (et noire) puisque la publication de La ballade de la mer salée correspond à la première apparition de Corto Maltese. C'est aussi une véritable révolution dans le neuvième art. Pour la première fois, la narration compte autant que le dessin. L'intrigue et les personnages sont complexes, et l'atmosphère - magnifiée par l'encre de Chine - nous éloigne du monde de l'enfance cher à Walt Disney et à Hergé. Les errances et les rencontres de Pratt lui ont permis d'aboutir à une alchimie: «A force d'arpenter le monde et de faire la connaissance de tels personnages, cela devient assez facile pour quelqu'un qui écrit et dessine des comic-strips d'aventures de remplir ses histoires de beaux caractères, de jouer avec les psychologies...»

Au sommet de son art, il publie le premier épisode des Scorpions du désert et confirme sa maîtrise de la narration, toujours basée sur de sérieuses recherches historiques. Il retourne en Ethiopie pour retrouver la tombe de son père, puis poursuit en Tanzanie et au Kenya à la recherche de l'épave du Königsberg. En avril 1970, les millions de lecteurs de Pif Gadget ont droit à la première apparition française de Corto Maltese. Puis Hugo se rend en Irlande, où il récolte des légendes dont il se servira pour Les celtiques.

La reconnaissance tardive d'un véritable auteur
Entre deux voyages, Pratt devient citoyen d'honneur de la ville de Wheeling et publie l'un de ses plus beaux albums: Corto Maltese en Sibérie. La presse s'arrache dorénavant les aventures du Maltais, des deux côtés des Alpes: Pilote, A suivre, Le Matin de Paris, l'hebdomadaire politique L'Europeo... Enfin, une nouvelle revue voit le jour: Corto Maltese. En 1978, le dessinateur aux semelles de vent est invité par le gouvernement révolutionnaire angolais. Il partage désormais sa vie entre l'Argentine, l'île Saint-Louis, Malamocco, Rome et Milan. Inspiré par ses voyages aux Etats-Unis et au Canada, Pratt écrit Un été indien, sombre histoire de colons américains dessinée par son ami Milo Manara. Avec le succès croissant de Corto Maltese (7 millions d'exemplaires écoulés à ce jour), les années 1980 sont celles de la consécration. La chanteuse Lio lui demande d'illustrer la pochette d'un disque. François Mitterrand offre à Jacques Laffite l'intégrale de Corto Maltese. Pratt dévoile une nouvelle facette de son personnage: il joue dans Mauvais sang de Leos Carax, aux côtés de Juliette Binoche et Michel Piccoli. Il avait déjà tourné dans quelques longs métrages italiens. Dans Blue Nude, un film noir, il jouait le rôle d'un tueur d'homosexuels...

En 1984, il s'installe à Grandvaux, près de Lausanne, dans une grande maison remplie des milliers d'ouvrages amassés au cours des années. Il fréquentait assidûment les bouquinistes des quais parisiens et la librairie Ulysse, première de France consacrée aux voyages. Après une excursion en Patagonie, il publie Tango, histoire de la traite des Blanches en Argentine. Il fait des repérages à Djibouti pour la série des Scorpions puis s'embarque pour l'île de Pâques, qui lui inspire la dernière aventure de Corto Maltese: Mû. Il peut désormais se consacrer à la littérature et illustre les Lettres d'Afrique de Rimbaud, des Sonnets érotiques de Giorgio Baffo et des poésies de Rudyard Kipling.

En 1992, le père de Corto pousse l'aventure toujours un peu plus loin et visite les îles Samoa: il rêvait de se rendre sur la tombe de Robert Louis Stevenson. A son retour, le parti socialiste italien lui commande un ouvrage sur Garibaldi. Pratt est hospitalisé en 1994 pour une tumeur. Comme en écho à son désir de ne pas disparaître, J'avais un rendez-vous, beau récit illustré de son voyage dans les mers du Sud, est publié au même moment.

En serrant dans ses mains une croix éthiopienne, Hugo Pratt a définitivement rejoint le monde des fées le 20 août 1995 à Pully, près de Lausanne. Deux mois avant sa mort, l'infatigable travailleur avait eu le temps d'achever l'album Morgan.

SOURCE DE CET ARTICLE:http://www.lire.fr/enquete.asp/idC=51250/idR=200

Commentaires

  • Il y a dans ses origines un brassage des cultures. Puis il parcours le monde. Cela lui donne de la matière pour ses écrits. Cette note est très intéressante et complète. Merci Laura.

  • Naissance et vie aventureuse...

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