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Catégories : Nerval Gérard de

26 janvier 2010:155 e anniversaire de la mort de Nerval

Philibert AUDEBRAND

 

 

LA CENTAURESSE

 

 

[ Le Charivari, Mercredi 21 février 1877. Orthographe de l'époque. ]

 

 

 

 

 

 

Hoffmann a fondé une école qui a été très-florissante chez nous de 1829 à 1833, mais qu'on croyait passée de mode. A dater des romans réalistes d'Honoré de Balzac, le Fantastique n'avait plus de racine nulle part. Gustave Planche et Sainte-Beuve constataient ce fait :

« Le Fantastique est mort en France, disaient-ils. Comment aurait-il pu s'y acclimater ? Pour croire aux rêveries d'Hoffmann, il faudrait supposer qu'il existât parmi nous des dormeurs tout éveillés et des poètes. Cet essaim d'esprits malades s'est envolé, Dieu merci ! et pour toujours. »

Eh bien ! ces beaux esprits se trompaient. Le Fantastique n'est pas aussi mort qu'ils ont cherché à le faire croire. On a abusé, j'en conviens, des formes imaginées par le maître du chat Murr. La diablerie en prose ou en vers est devenue un excès qui a obligé l'homme de bon sens à chercher un refuge chez les positivistes ; cependant l'amour du merveilleux en littérature n'a pas disparu pour cela, que je sache. Il y a eu réaction. En ce moment même, en haine des romans de cour d'assises, de bagne, d'assassinat et de mauvais lieux, le Fantastique rentre tout à coup en scène. Tourgueneff, un conteur russe plein de charme, nous le ramène à grands pas dans ses récits.

Tourgueneff a eu un devancier sous ce rapport-là. Je veux parler de Gérard de Nerval.

Au commencement de son dernier hiver, très-peu de jours avant qu'il ne songeât au triste drame de la rue de la Vieille-Lanterne, Gérard causait de ces choses avec nous, sur les boulevards, par une soirée nébuleuse, à travers la neige fondue et le vent. Il fallait voir, ou plutôt il fallait entendre comme il soutenait que l'école d'Hoffmann comptait encore de nombreux disciples parmi les poètes et les artistes de notre temps ! On le croira sans peine, les critiques, ennemis de l'idéal, étaient l'objet de ses sarcasmes les plus aigus.

Gérard de Nerval ne pouvait se résoudre à supposer qu'il n'y eût plus de rêverie chez nous. La vie sèche, les moeurs prosaïques, la réalité nue lui étaient si antipathiques ! Il nous faisait remarquer que Paris, où il se fait pourtant chaque jour des montagnes de chiffres, était la ville du monde où l'on joue le plus de féeries. Il ajoutait que c'était le seul fragment de la planète où l'on s'occupât sans cesse de Satan. On y a fait le Diable à Paris, illustré par Gavarni, les Mémoires du Diable, par Frédéric Soulié, la Mare au Diable, par George Sand, la Part du Diable, un charmant opéra-comique, les Sept châteaux du Diable, une fantaisie d'une éternelle jeunesse. Toujours le diable !

-- Pour moi, reprenait le malheureux songeur, je passe ma vie dans les nuages ; Georges Bell sait, d'ailleurs, que je continue scène par scène un grand drame fantastique dont Nicolas Flamel est le héros.

Ce drame, par malheur, est demeuré inachevé comme beaucoup d'autres de ses oeuvres. Le peu qu'il y en a en fait concevoir une très-haute idée. Mais ce n'était pas la seule bizarrerie de ce genre que l'auteur de la Reine de Saba imaginât.

Un autre soir que nous étions au coin d'un feu hospitalier, lui, moi et quelques autres, l'auteur de Loreley mit une trève à sa réserve habituelle. Sur une prière que lui fit un des assistants, il se prit à nous parler de l'Orient, la région de ses rêves, des almées qu'il avait vues danser au Caire, de la pyramide de Chéops, dans l'intérieur de laquelle il affirmait avoir été initié à je ne sais plus quel culte mystérieux et innommé, dont il vantait sans cesse la mythologie. Je vous laisse à penser si nous faisions silence pour ne rien perdre de ces merveilleux récits. Il est vrai de dire qu'il ne se trouvait pas de réalistes parmi nous.

A un certain moment, le conteur opéra un retour du côté de l'Europe ; c'est alors qu'il laissa tomber de ses lèvres un épisode, que j'ai conservé tant bien que mal dans les replis de ma mémoire et que je vous transmets ici.

Vingt ans ont passé sur le monde depuis que ce récit a été fait, et, en vingt ans, les forces du souvenir s'énervent toujours un peu. Aussi, lecteur, si la légende vous paraît défectueuse, ne vous en prenez pas à Gérard, mais à celui qui, après tant de jours écoulés, remplit pour cette oeuvre l'office de sténographe.

« Un jour, dans une de mes courses vagabondes à travers l'Allemagne, j'ai acheté à Nüremberg un vase antique, que l'écriteau du marchand disait provenir des fouilles d'Herculanum.

» Sur l'anse de ce vase, une jeune Centauresse, fille du ciseau grec, étend sa croupe arrondie ; ses deux yeux verts s'ouvrent avec hardiesse ; on dirait qu'elle va s'élancer dans l'espace.

» Bien souvent, à la chute du jour, au moment où la nuit commence à étendre sur le monde les dentelles de sa mantille noire, je me suis agenouillé près du vase ; j'ai fixé du regard la forme capricieuse, et je me suis dit :

» -- Voyons si la Centauresse prendra enfin son vol dans les champs de l'éther ?

« Ah ! vous ne me croirez pas quand je vous dirai que je l'ai vue ouvrir brusquement ses ailes et partir deux ou trois fois. Pourquoi me croiriez-vous, puisque je vous dis la vérité ?

» Elle partait donc, la Centauresse ; ses pieds ailés se détachaient de l'anse du vase, sans bruit et sans fêlure. Un petit craquement, à peine perceptible à l'ouïe, était la seule conséquence de ce mouvement.

» Comme l'ombre s'épaississait de plus en plus, j'avais beau regarder de tous côtés et redoubler de vigilance, je n'apercevais plus rien que le vase délaissé.

» Dans ma douleur, j'ouvrais précipitamment ma fenêtre.

» -- Ma jolie Centauresse, où vas-tu ? Dans quel monde, habité de douces chimères, feras-tu ton tour capricieux ?

» Rien ne me répondait, mais le lendemain, au moment où le soleil posait son pied d'or sur mes rideaux bleus, je regardais de nouveau le vase d'Herculanum. La Centauresse était revenue à sa place ; elle me souriait ironiquement comme pour me dire :

» -- Tu vois, me voilà de retour.

» Mais, en même temps, sa bouche si fine prenait une expression de malice. En traduisant le langage illettré ou aphone qu'elle apportait, je devinais ces mots magiques :

» -- Ecoute, j'arrive du pays de l'Amour ; j'ai causé longtemps avec celle que tu aimes, -- tu sais bien, -- celle dont les hommes disent : « Elle est morte ! » Cent fois plus belle qu'au temps où elle vivait sur la terre, elle m'avait chargée d'un message pour toi, mais ne t'ayant pas trouvé éveillé, au moment de mon retour, j'ai laissé ses paroles reprendre leur essor vers elle, comme une troupe de blanches colombes qui retournent au colombier. Ces paroles ne reviendront plus.

» Une autre fois, après une courte absence, à peine remarquée, la Centauresse se montra plus cruelle encore.

» -- Au moment où je suis revenue de mon second voyage, disait-elle, je t'ai vu, pauvre insensé, étendu de tout ton long sur la poussière des livres. Si tu m'eusses guettée, j'aurais laissé tomber à tes pieds le rameau mystérieux qui rend riche ; c'est le frère de ce rameau d'or qui ouvrait à Anchise les portes des enfers. Je l'avais cueilli pour toi dans le pays de la Fortune où je suis allée passer deux heures. Mais te voyant, à mon retour, aux prises avec l'histoire des peuples éteints et plongé dans la monotone chronique des civilisations évanouies, labeur bien utile, en vérité ! j'ai jeté mon rameau dans la rue. C'est un millionnaire qui l'a ramassé.

» A la fin d'une troisième échappée :

» -- J'arrive du pays où l'on ramasse la gloire à pleines mains, comme les enfants font pour le sable au bord de la mer. J'en avais pris au hasard trois pincées pour toi. Dans ces trois pincées, se trouvait un grain qui donnait la faculté de diriger enfin les navires dans l'air, et conséquemment de devenir fameux. Un second donnait le moyen de recommencer Attila, le même qui faisait traîner son char par quatre rois, attelés comme des chevaux. Un troisième eût donné assez de génie pour jeter un pont du Havre à New-York. Mais je t'ai trouvé trop béant d'extase à la vue d'un bâtard qui sortait du palais des Tuileries, entouré de tambours, de courtisans, de trompettes et d'un peuple hébêté. Et j'ai laissé tomber mes trois grains dans la sébile d'un aveugle qui passait par là.

» Or, ajoutait Gérard de Nerval, le lendemain, ma femme de ménage, en époussetant, cassait ma Centauresse. »

Ce récit s'arrêta-là. -- J'ai cru que ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était de le reproduire mot pour mot.

 

 

 

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