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Catégories : La littérature

A la recherche du lecteur perdu

Michèle Ignazi, qui tient une librairie rue de Jouy à Paris, dans le 4e arrondissement, un quartier "bobo" à fort pouvoir d'achat, a fait "le pire chiffre d'affaires de sa carrière en dix-huit ans" pendant le week-end des 5 et 6 juin. Sa librairie était déserte. Non loin de là, aux Cahiers de Colette, Colette Kerber reconnaît avoir vendu depuis janvier "des poches, notamment le poète Keats après la sortie du film Bright Star, un peu de fond, mais pas de nouveautés". Une seule exception, le Hammerstein de Hans Magnus Enzensberger (Gallimard), plébiscité par les acheteurs de ces deux librairies élitistes, tout comme il l'a été chez Tschann, à Montparnasse. Yannick Poirier, son responsable, a réussi à maintenir une activité en hausse de 2 %, mais en multipliant les efforts : "Il faut être constamment sur la brèche, avec une politique de signatures, de débats ou de concerts." En décembre, il a aussi ouvert une librairie pour la jeunesse.

Dans le 20e arrondissement, Renny Aupetit, qui tient Le Comptoir des mots, observe que ses clients dépensent autant, mais qu'ils sont moins nombreux. A Montreuil, en proche banlieue, Jean-Marie Ozanne, qui dirige la librairie Folies d'encre, a aussi ressenti un recul net d'activité lié à la chute du nombre de visiteurs. "Avant, le samedi, on doublait, voire triplait le chiffre d'affaires d'un jour de semaine. Ce n'est plus le cas." Patron de la librairie Ombres blanches, à Toulouse, Christian Thorel s'est fait une grosse frayeur en avril : "Pour la première fois, nous faisions face à une terrible conjonction : un effondrement des ventes du fonds qui n'était pas compensé par les nouveautés", puisque sa clientèle achète peu les livres de Guillaume Musso, Katherine Pancol ou les recettes minceurs de Pierre Dukan - le best-seller du moment. Depuis, l'activité est mollement repartie. Le chiffre d'affaires des 300 grandes librairies indépendantes oscille entre - 5 % et + 2 %, selon les chiffres du Syndicat de la librairie française (SLF).

"La baisse de fréquentation touche les librairies traditionnelles de province, ainsi que les littéraires ou universitaires parisiennes", confirme Guillaume Husson, délégué général du SLF, qui rassemble près de 600 adhérents de toutes tailles. Le 31 mai s'est justement tenue l'assemblée générale du SLF : l'occasion de faire un bilan et des comparaisons. Ce jour-là, la présentation d'une étude sur les évolutions du commerce des biens culturels était de nature à mettre du baume au coeur des libraires. Réalisée par le Credoc, elle pointait en effet l'avènement d'un commerce de précision dont la librairie serait la quintessence, grâce au lien direct qu'elle maintient avec son client. Ce "modèle" est même envié par la grande distribution. Un second aspect de l'étude est en revanche préoccupant. Il met en avant un renforcement du poids des marques (Amazon, Fnac...) dans le développement du commerce en ligne.

L'avancée du numérique

Aujourd'hui, tous les réseaux de vente du livre souffrent. La grande distribution est à - 15 % depuis janvier et les maisons de la presse à - 4 %. Internet est le seul canal qui enregistre de forts taux de croissance (de 20 % à 30 %), mais ne représentait que 7 % du marché en 2009 (sources GfK), contre 30 % pour les grandes librairies et 28 % pour les grandes surfaces culturelles (Fnac, Virgin, Espaces Leclerc...).

Par le passé, les libraires ont déjà connu des mauvaises passes : au moment des guerres du Golfe, de l'éclatement de la bulle financière en septembre 2008, pendant les campagnes présidentielles ou les Coupes du monde de football. Mais, jusqu'à présent, un choc exogène expliquait à chaque fois la glissade. Cette fois-ci, la crise économique qui rattrape le livre (il est courant de dire que celui-ci entre en crise plus tard et reprend plus tard) se double des avancées sur le numérique, avec notamment la sortie de l'Ipad. "A force de dire que le livre est mort, les gens finissent par le croire", résume Christian Thorel. La profession, inquiète, entrevoit une très forte mutation de son marché. Aujourd'hui, le client par Internet peut acheter une fonction (la lecture) et plus uniquement un produit (le livre).

Pour le libraire, le pari à relever consiste à rester au coeur de ce nouveau circuit de vente. Autrement, le développement d'une librairie grand public pourrait apparaître comme une parenthèse historique de 180 ans.

Alain Beuve-Méry

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/06/10/a-la-recherche-du-lecteur-perdu_1370554_3260.html

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