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Un plaisir inépuisable signé Joan Miró

Cette exposition est une suite de surprises et de jouissances. Bien que les rétrospectives Miró n'aient pas manqué ces derniers temps, celle-ci apporte des nouveautés inattendues. Tel collage du début des années 1930 associe des bouts de carton découpé ou déchiré. Il prend au dépourvu, avec son faux air de désinvolture et sa construction impeccable. Non moins surprenant, en 1953, un carton encore, mais épais celui-ci, a été gravé à la gouge, puis repris avec des couleurs qui se glissent dans les incisions, mélange de peinture et de gravure.

Les collectionneurs privés allemands, américains ou suisses ont laissé sortir des toiles qui ne figurent pas dans les livres et de rares travaux sur mansonite ou sur papier sablé. La Fondation Miró de Barcelone et les héritiers de l'artiste se sont montrés non moins généreux. Résultat : un bonheur en une centaine d'oeuvres, peintures, dessins, sculptures, assemblages et terres cuites.

Le mérite en revient à Jean-Louis Prat, qui a connu de près l'homme et son atelier, et dont on sait, depuis le temps où il officiait à la Fondation Maeght, qu'il est aussi habile à obtenir des prêts rares qu'à les rassembler dans des accrochages irréprochables. Chaque oeuvre dispose donc de l'espace dont elle a besoin, et des connivences s'établissent ainsi par murs ou par salles.

Pour cette fois, il a décidé de prendre à rebours la chronologie : ouverture splendide sur les oeuvres des années 1960 et 1970 - Miró meurt en 1983 -, puis montée progressive de décennie en décennie jusqu'aux années 1920, celles de la rencontre avec les poètes surréalistes et du départ de Miró vers l'inconnu. Cette solution ne serait pas à recommander pour des oeuvres moins cohérentes et moins indépendantes. Ici, cela fonctionne si bien qu'on oublie vite que l'on chemine à l'envers du temps. On ne pense pas que l'on se situe en telle année, telle période, par rapport à tel mouvement. On pense simplement qu'on est dans Miró, chez qui il est naturel que les nuits soient d'un vert ou d'un bleu intense et qu'une femme soit bien plus petite qu'un oiseau.

Ces anomalies, ces disproportions et bien d'autres singularités constituent la langue visuelle dans laquelle Miró dit le monde et les sensations qu'il ressent à son contact. Quand il a commencé à travailler, vers 1916, il existe des langues visuelles dominantes : la photographie, la publicité et les modes traditionnels de l'imitation artistique, postimpressionnisme compris. Dès 1922 ou 1923, Miró ne veut plus d'aucune d'elles. Au lieu de l'aider à voir et à sentir, elles l'en empêchent. Elles font obstacle à son regard, comme les lieux communs font obstacle à la parole.

En peu de temps, sans savoir qu'André Breton fait de même en poésie au même moment, il se débarrasse de toutes les locutions graphiques et picturales usuelles et usagées. Il commence à inventer des formes autres et à les arranger ensemble. Par exemple, il lui apparaît qu'à un certain niveau élémentaire de conscience, un corps féminin est bien suffisamment indiqué par un triangle et peu de cercles, à moins que le triangle, s'ouvrant, ne se métamorphose en un ovale divisé en deux par une ligne centrale, ce qui le fait ressembler à une feuille d'arbre. Il lui apparaît également que les êtres humains, quand ils se regardent ou se touchent, perçoivent des qualités telles que l'élasticité des chairs ou le grain de la peau. Au squelette, à la boîte crânienne, ils ne songent que si on les y force. En conséquence, Miró étire les anatomies, les rend serpentines et fluides, sans souci des proportions ordinaires. Une réflexion du même ordre vaut pour les animaux, dont il juge qu'il est plus important de signaler les fonctions essentielles - le vol de l'oiseau, la puissance sexuelle du taureau - plutôt que les caractéristiques morphologiques. On pourrait poursuivre à propos de la nuit, dont il fait comprendre qu'elle est exaltation de la lumière plus forte que le jour, ou de l'eau, qui est mouvement et épaisseur.

En incitant à considérer chaque oeuvre non en fonction de celle qui la précède - défaut de l'ordre chronologique - mais simplement, si l'on peut dire, en fonction de ce qui est en elle, l'exposition rend ainsi particulièrement sensibles la justesse et la précision paradoxales des observations que Miró met en peinture.

Parce qu'il développe une langue neuve et propre, il atteint à un degré d'intimité avec êtres et choses incroyablement proche. Aussi n'a-t-il nul besoin du fantastique ni du symbolique. Il peint des choses très simples, mais parce qu'il les peint en atteignant à une simplicité inconnue auparavant, il leur confère une présence quasi physique. Chez Joan Miró, chaque oeuvre est une première fois. Et cela a duré plus de cinquante ans.


"Miró. Les couleurs de la poésie", Museum Frieder Burda, 8 Lichtentaler Allee, Baden Baden (Bade-Wurtemberg). Tél. : (00-49)-072-213-98-980. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures. 9 €. Jusqu'au 14 novembre.

 

Philippe Dagen

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