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Catégories : La littérature

Au-delà de cette limite...

Georges Simenon avait tôt annoncé que "le jour où ça ne viendrait plus comme avant", il arrêterait dans l'instant. Ce qu'il fit. Ses épaules n'étaient plus assez puissantes pour porter un monde ; sa carcasse ne parvenait plus à abriter des personnages si envahissants ; son esprit n'avait plus la force de supporter leurs névroses. C'était en 1972 : il avait 69 ans. Lorsqu'il fit connaître sa décision de baisser le rideau, Julien Gracq en fut le moins étonné, convaincu qu'à l'approche de cet âge un romancier n'a plus l'énergie créatrice requise pour ce genre d'exercice. Non qu'au-delà de cette limite son ticket ne soit plus valable, Julien Green le prouva, qui publia sa trilogie romanesque Dixie entre 87 et 94 ans, et Philip Roth en témoigne encore en lançant un roman par an alors qu'il est pratiquement octogénaire. Mais en peinant à se renouveler, l'écrivain court le risque de se plagier.

Dictionnaire collector

Alain Decaux en est conscient. D'autant que le biographe en lui a souvent exploré les vies de romanciers. Celle de l'auteur des Trois Mousquetaires est la dernière en date. Il lui consacre un Dictionnaire amoureux d'Alexandre Dumas (Plon) des plus sensibles. On y sent à chaque entrée le compagnonnage d'une vie puisqu'il l'a rencontré à 10 ans et n'a jamais rompu les liens avec celui qui avait noirci du papier jusqu'à son dernier souffle, laissant inachevé son Grand dictionnaire de cuisine.

A cette occasion, son éditeur lui a réservé une surprise : il a tiré hors commerce, à l'intention exclusive de ses proches, cent exemplaires numérotés sur papier vergé Ingres d'Arches de Canson d'un Dictionnaire amoureux d'Alain Decaux appelé à devenir un collector ; des témoignages manuscrits, d'amitié ou d'affection, d'une soixantaine de familiers parmi lesquels des comédiens, des écrivains, des artistes ou des hommes politiques, y sont reproduits. "Un pour tous, tous pour un. A. D.", lit-on au dos, en se demandant s'il s'agit de Dumas ou de Decaux. Parmi les graphies, on reconnaît celle de Michel Rocard, qui l'avait appelé à rejoindre son gouvernement en 1988 comme ministre délégué à la francophonie.

A l'entrée "Langue française", l'ancien premier ministre se souvient, fidèle à lui-même : "Je trouvais François Mitterrand coupable d'avoir nommé dans les organes responsables, le haut-commissaire, le président du Haut Conseil, des hommes qui méritaient davantage sa confiance par la fidélité que par la compétence. Or les problèmes étaient graves. (...) Il fut un excellent ministre, innovant et souvent vainqueur dans ses batailles. Mais il s'ennuya un peu. Ce n'était ni son monde ni son affaire."

L'académicien dut tout de même tirer quelque leçon morale de sa fréquentation du pouvoir car s'il posa la plume durant l'exercice de son mandat dans les palais nationaux, on remarque que juste avant d'y entrer il racontait la Révolution française aux enfants, et qu'à sa sortie il leur racontait Jésus.

Ce Dumas est son 55e livre. Le dernier ? "Certainement, confie-t-il. Pour la première fois, je n'ai pas de projet. Je n'ai plus le goût d'écrire. Récemment, alors qu'on m'opérait d'une fracture à l'épaule, j'ai vu ma mémoire s'enfuir. Il paraît que c'est courant. N'empêche que c'est effrayant pour un historien. Mon entourage insiste pour que je continue mais je n'ai ni envie ni sujet. Rien en préparation..." Il va pouvoir enfin lire et rien d'autre. Ce qui s'appelle lire. "Pour le pur plaisir !" Non de l'histoire mais de la littérature. Des grands auteurs classiques. Lesquels ? "J'ai oublié ! Mais ils sont là en pile depuis longtemps. En attendant, je fais un tour du côté des nouveautés par curiosité. J'ai lu un livre de Houellebecq pour la première fois de ma vie. Son dernier. Intéressant, mais les personnages sont si caricaturaux..."

A 85 ans, Alain Decaux entame donc une nouvelle carrière. Lecteur. A l'Académie française, il fut des plus enthousiastes pour voter un nouveau point de règlement barrant l'entrée aux plus de 75 ans : "On va se priver de génies ? Allons ! Le génie n'attend pas cet âge canonique pour se manifester !" A l'académie Goncourt, on a bien fixé à 80 ans la limite d'âge, mais c'était pour rester à table et voter. Il se dit que l'âge, c'est quand les bougies commencent à coûter plus cher que le gâteau.

Pierre Assouline

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