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Catégories : Des femmes comme je les aime

Comtesse du Luart, princesse courage

 

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Par Hélène Carrère d'Encausse
09/02/2011 | Mise à jour : 17:29

Dans La circassienne, Guillemette de Sairigné consacre un livre au destin hors norme de la comtesse du Luart, née dans une famille princière du Caucase, mannequin à Paris avant de devenir une légende de l'armée française. 

 

 

Quelle femme étonnante que l'héroïne du livre de Guillemette de Sairigné. Gali Hagondokoff, issue de la plus ancienne aristocratie de la Kabarda - petit territoire de ce Nord Caucase multiple et toujours agité - devenue Gali Bajenov par la vertu d'un mariage célébré en pleine révolution russe, et finalement Leïla, comtesse du Luart. Ces identités successives et si diverses - caucasienne, russe et enfin aristocrate française - recouvrent une personnalité puissante, dominée par une volonté d'exister à son gré jamais démentie, et une vie, ou plutôt des vies multiples.

Gali Hagondokoff est née en 1898 dans une petite ville d'eau du Caucase, Kislovodsk, par le hasard des nominations d'un père militaire qui, aussitôt après sa naissance, emmène les siens en Mandchourie. L'enfance de Gali sera nomade, au fil des missions paternelles Harbin, Saint-Pétersbourg encore Kislovodsk. C'est là que Gali rencontre un bel officier grièvement blessé, Nicolas Bajenov, qu'elle épouse à peine sortie de l'adolescence. Fuyant avec lui la révolution et ses désordres, elle arrive à Shanghaï, lieu de rassemblement des Russes, et met au monde un fils. Mais, voyant la révolution bolchevique installée solidement en Russie, et l'espoir perdu d'y retourner, Gali, comme nombre de compatriotes, se dirige finalement vers Paris.

Et là naît une tout autre femme. Engagée à l'instar de nombreuses aristocrates russes comme mannequin chez Chanel, elle rencontre celui qui va devenir son second mari, le comte Ladislas du Luart. Ici se place un épisode combien significatif de ce caractère surprenant. Pour donner tout l'éclat et la solennité possibles à cette nouvelle union, Gali, divorcée de Nicolas Bajenov, le déclare mort. Une veuve peut se marier à l'église catholique et la famille du mari est catholique. Et plutôt qu'Hagondokoff, nom pourtant célèbre au Caucase et en Russie, mais qui en France pourrait paraître exotique, elle préfère celui, plus simple à retenir, de son supposé défunt époux.

 

Une entreprise impensable 

 

Nous sommes en 1934, la mue se poursuit. Gali qui pour se marier avait choisi de se prénommer Irène, devient soudain Leïla, comme la Circassienne que rencontra Alexandre Dumas dans son voyage au Caucase, et le restera jusqu'à sa mort. Leïla comtesse du Luart, qui a naguère réussi à se sauver de la révolution, à survivre matériellement, n'est-elle pas comblée? Mais elle se découvre femme d'action, guère disposée à subir les cadeaux mais aussi les coups du destin. La guerre d'Espagne qui vient de commencer l'épouvante. La révolution va-t-elle gagner l'Europe ? Elle veut aider ceux qui s'opposent au «péril rouge» et invente pour cela un système d'ambulances chirurgicales permettant de traiter en urgence, sur place, les blessés. Elle rassemble les bonnes volontés, surtout trouve l'argent nécessaire et il en faut pour acheter et équiper ces ambulances, sillonne avec courage les zones de combat et participe personnellement aux soins des blessés, retrouvant les gestes qu'elle a vu faire par sa mère durant la Première Guerre mondiale. Gali a montré alors qu'elle était capable de mener à bien une entreprise impensable, créer de toutes pièces en le finançant un véritable système chirurgical d'urgence. Elle a montré aussi la force de ses convictions. Si par la suite elle taira cet exploit et cette période, c'est que le conformisme politique qui déjà s'instaure interdit de reconnaître qu'on a pu se retrouver aux côtés de ceux qui combattaient avec la France contre le communisme. Guillemette de Sairigné a eu le mérite de lever ce tabou.

Mais une autre guerre mondiale va permettre à Leïla du Luart de repartir encore une fois à l'aven­ture, de se trouver cette fois-ci du bon côté et de montrer jusqu'où son courage et son esprit d'initiative peuvent la conduire. C'est d'abord la «drôle de guerre». Elle s'y est préparée, mettant de nouveau sur pied une équipe chirurgicale. La défaite qu'elle ne peut accepter la pousse ensuite vers l'Afrique puis vers l'Italie. Sa «formation d'ambulances», dont elle a réussi à préserver le statut indépendant, sera sur tous les fronts où se joue le destin de sa patrie d'adoption, y compris dans la campagne de France et enfin en Allemagne. La paix revenue, l'aventure va-t-elle s'arrêter? Peut-être aurait-elle tenté de mener la vie mondaine de la comtesse du Luart, mais la mort brutale de son unique enfant qui la brise la pousse à chercher dans l'aide à ceux qui combattent une raison de survivre. Elle ira la chercher en Algérie où la guerre commence. Ici, ce n'est pas de soigner les blessés qu'il s'agit mais d'organiser pour les jeunes appelés en permission des lieux de détente leur permettant d'oublier un moment les horreurs d'une guerre très particulière. Les «centres du Luart» y deviennent aussi populaires que l'étaient des années auparavant les «ambulances du Luart». Ici aussi, Leïla qui avance en âge mais ne perd rien de sa superbe a su financer, créer les équipes, soulager les souffrances.

 

La légion, une seconde famille 

 

Tout naturellement, la dernière étape de cette existence au chevet de ceux qui doivent se battre quelque part, ce sera la mythique Légion étrangère, si souvent croisée au cours des combats. Leïla retrouve ses protégés, ses filleuls du 1er Régiment étranger de cavalerie (REC) cantonné après la perte de l'Algérie à Orange. La légion sera la seconde famille de Leïla, celle qui lui restera lorsque disparaît Ladislas du Luart, le mari fidèle et patient qui l'a suivie dans toutes ses équipées sans jamais regimber. Elle retrouve sans cesse cette famille à Orange, à Paris où elle entoure et fête ses filleuls. C'est la Légion qui lui rendra les derniers honneurs aux Invalides le 29 janvier 1985. La petite émigrée kabardo-russe, aux identités incertaines, est devenue une héroïne nationale française qui a reçu les plus hautes distinctions : le général Weygand l'a citée à l'ordre de l'Armée en 1940, la cravate de commandeur de la Légion d'honneur lui a été remise par le maréchal Juin et elle est élevée à la dignité de Grand Officier de l'ordre national du Mérite. Combien de femmes ont accédé à tant d'honneurs?

Cette femme d'exception, Guillemette de Sairigné en a conté l'épopée d'une plume alerte, appuyée sur une documentation impeccable. Elle l'a probablement révélée, même à ses proches souvent perdus dans des informations biographiques contradictoires, tel le faux veuvage. Leïla mérite d'être connue, car, au-delà d'une aven­ture fabuleuse, c'est une vie exemplaire par le courage, la dignité de l'héroïne, mais aussi par les services rendus à la patrie choisie. L'identité nationale dont on débat si fort, n'est-ce pas aussi cette adhésion passionnée à la France de Gali-Leïla?

La circassienne de Guillemette de Sairigné, Robert Laffont, 512 p., 22 €.

 

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