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Catégories : La culture

Erik Orsenna sur la route du papier

Par Delphine Peras (Lire), publié le 29/02/2012 à 12:00

Erik Orsenna sur la route du papier

Erik Orsenna à Aix-en-Provence en juillet 2009.

REUTERS/Pascal Parrot

Infatigable voyageur, Erik Orsenna se penche à nouveau sur l'éclatement des frontières et des cultures, en regardant de près la fabuleuse histoire du papier et des livres. Un récit d'aventurier et d'écrivain. Extrait. 

Infatigable voyageur, Erik Orsenna se penche à nouveau sur l'éclatement des frontières et des cultures, en regardant de près la fabuleuse histoire du papier et des livres. Un récit d'aventurier et d'écrivain. Extrait. 

ERIK ORSENNA

Erik Orsenna - de son vrai nom, Erik Arnoult -, né en 1947 à Paris, docteur en économie, a été conseiller culturel de François Mitterrand puis conseiller d'Etat ou encore membre de la commission Attali et directeur de l'Ecole nationale du paysage à Versailles. Ce spécialiste des matières premières, géographe et grand voyageur, est également un écrivain multi-cartes : il a signé plusieurs essais et récits à succès, tels que La grammaire est une chanson douce, ainsi que de nombreux romans dont L'Exposition coloniale, prix Goncourt en 1988. Dix ans plus tard, il a été élu à l'Académie française. 

Après son Voyage aux pays du coton, paru en 2006, puis L'avenir de l'eau, en 2008, l'infatigable Erik Orsenna décrypte à nouveau l'histoire de la mondialisation, cette fois à travers celle du papier : celui d'hier, "allié de la mémoire" et "dépositaire de tous les anciens temps", celui d'aujourd'hui, recyclé à 60 %, issu de technologies ultra-modernes, mais aussi celui de demain, que l'on dit menacé. Notre globe-trotter encyclopédiste nous propose ainsi un voyage dans le temps et aux quatre coins du monde, aux côtés des plus éminents spécialistes. Et de passer de la bibliothèque murée de Dunhuang, dernière ville chinoise de la route de la Soie, où l'on a retrouvé les plus vieux papiers du monde, à la Bibliothèque nationale de France - où l'on apprend que Victor Hugo était maniaque au point d'écrire Les Misérables uniquement sur du papier azuré et Les Travailleurs de la mer sur du papier blanc ; de la conquête de l'Ouest à l'invention de la montgolfière ; de la forêt canadienne à celle des Landes ; du Japon au Brésil, de l'Italie à l'Inde, de la Suède au Portugal. On sent bien ici le "petit grouillot du candidat Mitterrand", selon ses propres termes, en osmose avec son sujet, écrivain oblige. Pour autant, Erik Orsenna n'oublie jamais le lecteur en route : son livre fourmille d'anecdotes et sa plume enjouée, sans chichis, en fait une balade passionnante, aux antipodes du pensum - quand bien même il aborde des aspects plus pointus de la fabrication de cette "soupe de fibres qu'on étale puis qu'on assèche". Cet esprit curieux, qui n'hésite pas non plus à battre en brèche les idées reçues, signe là une enquête captivante et promise au succès, assurément.  

Un jour, je me suis dit que je ne l'avais jamais remercié. 

Pourtant, je lui devais mes lectures. 

Et que serais-je, qui serais-je sans lire et surtout sans avoir lu ? 

Pourtant, c'est sur son dos que chaque matin, depuis près de soixante années, je tente de faire avancer, pas à pas et gomme aidant, mes histoires. 

Et que serait ma vie sans raconter ? 

Je n'avais que trop tardé. 

L'heure était venue de lui rendre hommage. 

D'autant qu'on le disait fragile et menacé. 

Alors j'ai pris la route. Sa route. 

Cher papier ! 

Chère pâte magique de fibres végétales ! 

Comme pour me souhaiter bon voyage, un souvenir m'est revenu. Lorsque, début juillet, nous partions pour deux mois de Bretagne, le bonheur de retrouver ma chère île de Bréhat était gâché par l'obligation de quitter mes amis livres. J'avais beau ruser, cacher Les Trois Mousquetaires entre les cirés, le catalogue des Armes et Cycles de Saint-Etienne sous les bottes, Sans famille ou le Bon Petit Diable au milieu des boîtes de confiture cinq kilos fraises et pommes ou prunes et pommes, ou pêches et pommes (pourquoi toujours de la pomme dans les confitures de l'après-guerre ?), mon père détectait infailliblement ces intrus et les renvoyait dans ma chambre. 

- Mais qu'est-ce que tu crois ? Regarde par la fenêtre. Je n'ai pas un camion mais une Frégate (ou une Chambord: Voitures moyennes de ce temps-là, marque Renault pour la première, Simca pour la seconde.). 

C'est alors que, rituellement, ma mère s'exclamait, sans doute pour me consoler, et aussi pour humilier mon père dont elle avait une bonne fois pour toutes décidé que les connaissances historiques étaient nulles : 

- Ma parole ! Erik se prend pour le vizir de Perse ! 

Je jouais la stupéfaction. 

- Quel vizir maman ? 

- Mais voyons, Abdul Kassem Ismaïl. 

Internet n'existait pas à l'époque, je ne parvenais pas à en savoir plus sur ce Grand Vizir, relation personnelle de ma mère. 

Son principal trait de caractère semblait être la passion qu'il éprouvait pour ses cent dix-sept mille livres. L'idée de se séparer d'eux un seul jour lui était insupportable. 

Alors chaque fois qu'il se déplaçait, il les emportait. Ou plutôt, il avait confié cette tâche de confiance à quatre cents chameaux. 

Mais le plus étonnant n'était pas là. Nombre de monarques et de présidents se font suivre en convois par leurs objets et courtisans favoris. Abdul Kassem Ismaïl avait le goût de l'ordre autant que des livres. En conséquence, les quatre cents chameaux avançaient selon l'ordre alphabétique des ouvrages dont ils avaient la charge. 

Comme on s'en doute, ma mère ne laissait pas passer cette occasion d'une petite leçon de vie. 

Soudain, elle soupirait à fendre l'âme. 

- Quand je constate le désordre de ta chambre, je me dis que tu ne seras jamais vizir. 

In petto, je jurais, bien sûr, de lui donner tort. Et, durant tout notre long voyage, je m'évadais de cette RN 12 qui nous menait vers l'Ouest, je rêvais de sable et d'oasis, de ma future bibliothèque nomade de cent dix-sept mille volumes. 

Quand mon premier chameau (livres AA à AC) atteindrait Saint-Hilaire-du-Harcouët, où en serait le 400e, celui des Z ? 

Une enclave de Chine au milieu de la Bretagne 

Plogonnec (France) 

D'après mes souvenirs d'école, nous devons à la Chine quatre inventions majeures : la poudre à canon, la boussole, l'imprimerie ; et le papier. 

C'est donc là-bas que devait commencer ma route. 

Mais la Chine est vaste. 

Je me suis renseigné. 

Par une sorte de paradoxe fréquemment constaté, le plus grand connaisseur de ces antiquités asiatiques habitait... l'Ouest. Peut-être pour se remettre d'avoir dirigé longtemps l'Ecole française d'Extrême-Orient. 

C'est ainsi qu'un matin pluvieux d'octobre, je me retrouvai derrière l'église de Plogonnec, petite localité discrète située, si vous voulez savoir, entre Quimper et Douarnenez (Finistère Sud). 

Rue de la presqu'île, dans l'ancienne maison du notaire, un chat noir et Jean-Pierre Drège m'attendaient. 

J'espère que M. Drège ne m'en voudra pas mais au premier regard, je nous ai trouvés, lui le savant et moi l'ignorant, certaines ressemblances physiques : même taille modeste, mêmes lunettes, même rondeur de la tête et semblable calvitie... 

Sans plus tarder, l'animal et son maître me donnèrent leçon. 

Contrairement à ce qu'on avait longtemps cru, Cai Lun, chef des ateliers impériaux et mort en l'an 121 de notre ère, n'était pas l'inventeur. 

Des archéologues avaient, dans des tombes ou dans des tours de guet, découvert des papiers bien plus anciens. Quelques-uns remontaient à deux siècles avant Jésus-Christ. 

Pauvre Cai Lun dépossédé de sa gloire par la vérité des dates ! 

- Ces ancêtres de notre papier, en connaissons-nous la composition ? 

- Ils étaient faits de fibres végétales broyées, principalement du chanvre. Il y avait aussi du lin, du bambou, de l'écorce de mûrier. Certains... Jean-Pierre Drège sourit : Certains parlent de restes de vêtements et même de filets de pêche pourris... Mais ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre, il ne faut pas toujours faire confiance à l'imagination. 

Le chat noir allait, venait, comme font les chats. Il avait l'air de prêter l'oreille. On aurait dit qu'il contrôlait, en inspecteur, l'enseignement du professeur. 

- Et savons-nous dans quel endroit de Chine fut produit le premier papier ? 

- Sans doute un peu partout dans l'Empire. Et si toutes les découvertes se concentrent dans le Nord, aux abords des déserts, Taklamakan et Gobi, c'est que, par définition, le climat y est sec. Le papier est un faux fragile : il résiste à presque tout. Il n'a qu'un ennemi : l'humidité. 

Depuis l'enfance, je rêvais de prendre un jour la route de la Soie. 

Le papier allait-il me faire ce cadeau ? 

Jean-Pierre Drège continuait sa leçon : 

- Dans la langue chinoise, soie se dit "sssi" et s'écrit ? .  

Le mot papier se prononce "dje" et s'écrit? 

Le caractère de gauche est donc le même que celui qui désigne la soie. Il rappelle le fil, l'écheveau. 

Le caractère de droite est une indication phonétique qui indique comment prononcer le caractère de gauche. Grâce à lui, on ne confondra pas la soie et le papier. Observez l'intelligence de la langue chinoise : soie et papier se ressemblent, non ? On a écrit sur la soie avant d'écrire sur le papier. Et si la soie est le plus luxueux des textiles, dans beaucoup d'endroits du monde, on a confectionné des vêtements de papier, en les huilant par exemple. Au fond, le papier c'est de la soie en plus humble. 

J'avais sorti mon carnet et notais, notais avec la frénésie du bon élève. 

- Peut-être serez-vous curieux d'apprendre que le caractère de droite a aussi une signification pour lui-même : il veut dire "nom de famille". Intéressant, non, quand on veut parler de "papier", voire de "sans-papiers" ? 

Maintenant, nous avions rejoint le bureau du savant : une vaste pièce au premier étage tapissée de livres et donc d'idéogrammes car rares étaient les tranches sur lesquelles on pouvait reconnaître les lettres de notre cher alphabet. 

Le chat me regardait, dubitatif, pas sûr que je mérite l'honneur d'une telle invitation. 

Jean-Pierre Drège avait ouvert un carton et me montrait les cadeaux qu'il avait reçus, des morceaux de très vieux papiers, la plupart très rustiques, venus de toute l'Asie : Chine mais aussi Corée, Japon, Inde, Vietnam. A la lumière de la fenêtre on voyait par transparence des amas de matières non identifiables et de longues fibres intactes, comme autant de fossiles. 

Timidement, je revins à mon rêve de route de la Soie. 

Jean-Pierre Drège releva le nez de ses trésors. 

- Vous devriez prendre contact avec une collègue sinologue. Elle s'appelle Catherine Despeux. Une spécialiste du corps dans la pensée chinoise. Elle a travaillé sur les manuscrits de la bibliothèque murée. 

Une bibliothèque murée ? Je sursautai, voulus en apprendre un peu plus. 

- Oh, elle vous racontera elle-même. Si elle veut. Je sais qu'elle prépare un voyage. Peut-être acceptera-t-elle votre compagnie ? 

J'ai quitté titubant le savant et son chat. J'ai retrouvé Plogonnec. La crêperie La Chandeleur fait face à l'ancienne maison du notaire. Je me sentais vertigineux comme après avoir traversé une enfilade de pièces tapissées de trop de miroirs. 

Mon enquête s'annonçait riche en échos, ressemblances, allégories et métaphores de toutes sortes. 

Commerce et frontière 

Urumqi (Chine) 

Qui inventa la route de la Soie ? 

A tout empereur tout honneur, on peut avancer le nom de Wudi, de la dynastie des Han. Un siècle et demi avant Jésus-Christ, il régna sur la Chine. 

Un beau jour, il décide d'en apprendre un peu plus sur les régions mystérieuses de l'Ouest dont personne ne savait rien sauf qu'elles abritaient des barbares qui n'arrêtaient pas d'envahir et de détruire. Contre eux on avait, cent ans plus tôt, commencé d'élever la Grande Muraille. 

Bref, un fonctionnaire est désigné. Il s'appelle Chang Ch'ien. Une escorte lui est fournie, forte de cent hommes. Quand il revient, treize ans plus tard (dont onze d'emprisonnement), un seul compagnon lui reste. Il raconte, il fascine, il éveille des vocations. Nombreux, en l'écoutant, se rêvent commerçants. A leur tour, ils partent. L'empereur proclame Chang Ch'ien "Grand Voyageur". 

L'armée romaine aussi a joué son rôle dans l'invention de la Route. La légende veut que ses soldats, en guerre contre les Parthes, se soient émerveillés des bannières que ceux-ci déployaient : le tissu en était incomparable de souplesse, de brillance et, si l'on parvenait à s'en approcher, de douceur. 

La passion pour la soie était née en même temps que l'acceptation de tous les périls à encourir pour aller la chercher à sa source mystérieuse, la Chine. On croyait alors qu'elle poussait sur les arbres. 

Tout au long du vol AF 124 pour Pékin, j'écoutais Catherine Despeux me raconter la Route. Ou plutôt les routes. 

Car le seul obstacle que même les chameaux ne pouvaient franchir était le terrible désert du Taklamakan. On pouvait le contourner par le Nord (Dunhuang, Turpan, Urumqi) ou par le Sud (Dunhuang, Khotan, Kashgar). Avec, pour chaque itinéraire, d'innombrables variantes. 

Seize siècles durant, les caravanes ne vont pas cesser de se croiser. 

Celles qui viennent de Chine transportent vers l'Occident, outre la soie, le fer, le bronze, les céramiques, les épices. 

Celles qui viennent d'Europe ou d'Arabie apportent l'or, le verre, la laine, le lin... Sans oublier des religions. 

- Et d'abord le bouddhisme, venu de l'Inde. Vous en verrez les manifestations dans toutes les oasis, à Turpan, à Dunhuang... 

- Dunhuang, n'est-ce pas là qu'on a trouvé dans une grotte, murée par des moines vers l'an 1000, les plus vieux papiers du monde ? 

Catherine ne releva pas. Elle était trop plongée dans l'un de ses sujets de prédilection : l'imbrication des croyances et leurs influences réciproques. Un autre jour, je vous raconterai tout ce que cette dame m'a enseigné sur les manichéens et les nestoriens. Pour le moment, sachez qu'eux aussi arrivèrent de l'Ouest, grâce à la Route. 

Rien à signaler sur l'étape suivante, le vol CZ 6904 vers l'extrémité Ouest de l'Empire, sinon que le cours de gymnastique genre taï-chi, offert gracieusement par la compagnie China Southern Airlines juste avant l'atterrissage, fut scrupuleusement suivi par la plupart des passagers. Et l'avion se mit à ressembler au central de Roland-Garros. En plus sportif. Car l'on y tournait en cadence pas seulement la tête, à droite, à gauche, mais tout le corps, les épaules, les bras, la cage thoracique, les jambes, la droite et la gauche puis les chevilles, mais s'il vous plaît, gardez les talons bien arrimés au sol. 

Urumqi. 

En langue mongole, le mot veut dire "prairie fleurie", alors que la ville, avec ses gratte-ciel, ressemble à Houston ou Dallas, une à deux tailles au-dessus. 

Les Chinois aiment les maquettes : elles rendent visibles l'ambition et le progrès. Dans une pagode qui surplombe le principal jardin public, on peut voir Urumqi à trois âges de sa vie : 

1947 : une sorte de campement ; 

2000 : un million d'habitants, le développement commence ; 

2010 : trois millions, en attendant beaucoup plus. 

Urumqi fut jadis capitale des Ouïghours. Mais pas question pour Pékin de laisser un peuple, qui plus est de religion musulmane, revendiquer la moindre autonomie en cette extrémité de l'Empire. La Chine est trop vaste et trop diverse, habitée de trop de minorités pour laisser prospérer les forces centrifuges. Alors le Comité central, dans son brutal souci d'unité nationale, a employé la même méthode qu'au Tibet : envoyer dans ces confins, sans leur demander leur avis, des millions de Hans, Chinois d'origine. 

En moins d'une génération, les Ouïghours ont été marginalisés et rejetés dans les périphéries. De temps en temps, ils protestent. Des émeutes éclatent. Ouïghours contre Hans. Plusieurs centaines de morts en juillet 2009. Et la croissance de la ville reprend, effrénée. 

Il faut dire que le sol de la région, le Xinjiang, regorge de richesses : pétrole, charbon, fer... Et la chaîne de hautes montagnes voisine, le Tianshan, offre toute l'eau nécessaire à l'agriculture. C'est ainsi qu'Urumqi, entre autres titres de gloire économique, abrite le deuxième producteur mondial de tomates. 

Vous étiez venu, appelé par une route. 

Dès les premiers kilomètres, vous constatez qu'elle est morte. 

Non qu'elle manque d'activité : les caravanes continuent de se succéder et qu'importe si les camions ont remplacé les chameaux, qu'importe si d'autres chargements se sont substitués à la soie. Et la quatre-voies, le futur TGV suivent scrupuleusement le tracé légendaire de sable et de cailloux entre des neiges éternelles. 

La mort d'une route, c'est quand elle s'arrête. 

Et la route désormais s'arrête à Urumqi. 

Tout ce qui vient de l'Est ne sert qu'à construire ce bastion le plus occidental de l'Empire. 

Autrefois, la route de la Soie était le point de départ de cette grande entreprise de tissage entre les humains qui s'appelle le commerce. 

Aujourd'hui, le Comité central l'a mise au service d'une affirmation, celle de la frontière. 

Pour un peu, je reprenais l'avion. 

Mais la grotte aux trésors m'attendait, la bibliothèque de Dunhuang, si longtemps murée. 

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