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Laura Kasischke. Melancholia Americana

21 août 2013 à 19:56

portrait La rentrée des pages (4/12) L’écrivaine poétesse du Michigan revient avec un huis clos mère-fille plus crève-cœur que jamais.

Par SABRINA CHAMPENOIS
Libération

Paris le 22/07/2013
Laura Kasischke, écrivain.

COMMANDE N°2013-0787

(Photo Fred Kihn)

«La Terre sera affamée tant que je n’aurai pas retrouvé ma fille.» Parole de Déméter, déesse de l’agriculture et des moissons, face à la disparition de son unique enfant adorée, Perséphone. Devant tant de chagrin, Zeus le père, demande au ravisseur, son propre frère Hadès, maître des Enfers, de libérer Perséphone. C’est niet. Finalement, un compromis est trouvé : la jeune fille passera l’automne et l’hiver avec Hadès en tant que reine des Enfers, et le reste de l’année sur Terre où elle épaulera sa mère. Tout est bien qui finit à peu près bien. L’inverse d’Esprit d’hiver, le neuvième roman décoché par Laura Kasischke, redoutable archère qui vous crève le cœur à bas bruit mais avec une précision et un sang-froid imparables.

Le mythe de Déméter et Perséphone imprègne Esprit d’hiver. Laura Kasischke l’a découvert par sa propre mère, qui le lui lisait quand elle était petite fille. La tragédie grecque figure de fait au premier rang de ses influences. «Macbeth, les grands thèmes, la mythologie…» 

Laura Kasischke venait d’avoir 20 ans quand sa mère, enseignante en primaire, est morte d’un cancer du sein. Elle était porteuse de la mutation du gène BRCA1, qui augmente drastiquement le risque de cancers du sein et de l’ovaire.

C’est aussi le cas de Holly, la mère d’Esprit d’hiver, qui a subi une double mastectomie et l’ablation des ovaires à titre prophylactique. Holly, «grâce à la médecine moderne, avait pu se débarrasser de sa destinée comme d’un manteau, d’un haussement d’épaules». Et Holly, avec son mari Eric, a adopté une adorable petite fille en Russie, qu’ils ont appelée Tatiana. Mais Tatiana, en ce jour de Noël durant lequel se déroule le livre, se comporte bizarrement. Et Holly d’être gagnée par la panique, tandis que dehors une tempête de neige paralyse peu à peu la ville.

Laura Kasischke, qui se remet tout juste d’un malaise dû à la chaleur quand on la rencontre dans les locaux labyrinthiques de son éditrice, n’aime pas l’hiver. Il est «dur, long et sombre» dans son Michigan natal où elle vit toujours.

Elle, qui est mère d’un garçon de 17 ans, s’est aussi fait enlever et remplacer les seins, et trouve «formidable» qu’Angelina Jolie ait rendu publique sa propre opération. Comme si un tabou était enfin levé, et les amazones obligées, réhabilitées. Mais le vade retro satanas au crabe ne l’a pas immunisée : «Je suis de toute façon quelqu’un d’inquiet.» Cette intranquille est une belle femme brune à peau laiteuse et grands yeux bleus, d’une exquise politesse. Une sorcière à allure de fée.

On lui dit que ses romans sont puissants, anxiogènes, empreints de mélancolie et de fatalisme, qu’on a serré les dents à la lecture de celui-là, huis clos qui s’enroule en boa constrictor autour du duo fusionnel que forment Holly et sa fille adoptée. Elle répond : «Oh, je vous remercie.» Son sens du suspense psychologique lui vaut comparaison avec Joyce Carol Oates. Lit-elle des romans noirs ou policiers ? «Non. Ou alors, il faut considérer Kafka comme un auteur de romans noirs.» Douceur plus humour : elle doit être un bon prof, elle qui enseigne la littérature et anime des ateliers de creative writing à l’université du Michigan. Un job qu’elle apprécie, surtout auprès des petits nouveaux : «C’est gratifiant d’enthousiasmer les gens.» Son mari enseignait aussi l’anglais, avant de passer du côté administratif de l’enseignement. Ils vivent dans une ferme, ont deux chats et dix poules dont elle nous montre des photos sur son iPhone, comme on montre ses enfants ou animaux de compagnie. No dog, en revanche : «Petite, un chien a poursuivi mon père, qui était postier. Il faisait de longues marches par une météo parfois très difficile. J’avais peur pour lui.» Non, elle ne sait pas exactement d’où provient son nom de famille (prononcer «Kaziski»), seulement que ses grands-parents parlaient l’allemand. La fée a donc aussi son propre cortège de fantômes, elle qui peuple ses romans de femmes ou de jeunes filles poissées par leur passé.

Féministe ? Laura Kasischke hésite, répond avoir grandi dans une époque féministe, mais que «les différences entre les sexes sont si primaires, et si évidentes», qu’il est des domaines et des expériences réservés. «A commencer par la maternité, qui est vraiment, vraiment, quelque chose… Pour moi, par exemple, ça a signifié de complètement rompre avec une existence pour basculer dans une autre.» Virage en épingle à cheveux vers la vie de famille. Elle ajoute qu’elle sent «intuitivement» que «les femmes ont du pouvoir sur les hommes», ça nous laisse si pensive qu’on en oublie de lui demander en quoi. Celles de ses livres sont souvent seules ou esseulées, s’ennuient ou s’affolent, ruminent, se laissent happer par leurs émotions. Laura Kasischke dit, en se tapotant le crâne : «C’est un peu sombre là-dedans ! Dans la vie réelle, je suis une personne assez ordinaire et assez heureuse.»

Elle écrit de deux façons. Sur ordinateur pour ses romans, à la main pour la poésie d’où tout est parti. «Je m’y suis mise à 10 ans. C’était un petit peu bizarre car personne autour de moi n’en écrivait, et je n’ai pas grandi dans un cadre culturel. Notre petite ville n’avait même pas de librairie. Mais, j’aimais le son des mots.» Au collège, elle fera partie d’un cercle de poètes prétendus. Elle projette ensuite de devenir journaliste mais l’université du Michigan n’offre pas ce type de cursus, et Kasischke, qui sort peu sa fiction d’Amérique, reste en son état. Direction le creative writing, et un diplôme en poésie. «Ecrire des poèmes, une façon d’entrer en contact avec mon subconscient. Et je me surprends souvent !» Elle publie autant sur les deux fronts, on repère des thèmes communs tels la vie quotidienne. Ou encore la nature qui, chez elle, est une présence active, une force, un personnage à part entière.

On l’imagine bien au chaud dans sa bulle arty et sa petite maison dans la prairie, à l’écoute de ses intuitions et associations d’idées, étrangère au vacarme extérieur. Faux. La citoyenne Kasischke suit l’actualité «mais plus les événements que l’agenda politique» ; elle fait partie des déçus d’Obama, compare l’affaire Snowden au cas des époux Rosenberg, déplore un «climat de paranoïa», pointe le cas Assange, «désormais obligé de se cacher pour le restant de sa vie». La relaxe du meurtrier du jeune Afro-Américain la questionne aussi. «C’est difficile à accepter, mais envoyer le meurtrier en prison aurait-il fait avancer les choses, eu un bénéfice social ?» D’aucuns la voient en témoin critique du blues de l’Amérique contemporaine. L’élégante en robe noire décline le costume. «Je n’émets aucun jugement, je ne fais que part d’expériences.» Ça fait partie du sortilège : Laura Kasischke diffuse plus qu’elle ne décrète. Fée-sorcière des atmosphères.

Photo fred kihn

Laura Kasischke en 10 dates

1961 Naissance à Grand Rapids (Michigan).
1991 Wild Brides, premier recueil de poèmes.
1996 A Suspicious River, premier roman.
1999 Un oiseau blanc dans le blizzard.
2002 La Vie devant ses yeux.

2007 Rêves de garçons et A moi pour toujours.
2008 La Couronne verte.
2009 En un monde parfait.
2011 Les Revenants.
22 août 2013 Esprit d’hiver (Christian Bourgois).

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