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Mais qui a tué Mickey Mouse ?

Débat | Selon Pierre Pigot, spécialiste en “disneylogie”, la souris indomptable a été vidée de sa substance par le conformisme. Histoire d'une déchéance.

Le 24/09/2011 à 00h00- Mis à jour le 29/03/2012 à 15h50
Juliette Cerf - Télérama n° 3219

 coloranz d'après Nesster (CC)...

Les témoins de l'époque sont formels : les premières arabesques de la souris furent « une pure extase ». Ses courses folles, une explosion de joie. Ebloui par une telle « révolte lyrique », le cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein tomba d'ailleurs amoureux de la mobilité presque liquide de la petite créature américaine. Un philtre magique faisait perdre la tête à l'univers, ensorcelé par mille et un tours de passe-passe. Tout pouvait changer de forme et de fonction, le plumage d'un paon devenir une hélice d'avion, quelques pépins de pastèque, des munitions, et les dents d'une vache, un xylophone : Mickey Mouse pliait alors le monde à ses désirs.

Son entrée sur la scène de l'animation, un soir de novembre 1928 à New York, avait été fracassante. Au Colony Theatre, une salle de Broadway, le public découvre Steamboat Willie, premier dessin animé parlant de l'histoire featuring Mickey Mouse, créé par deux inconnus, Walt Disney et Ub Iwerks. Ce soir-là, le comic dévore tout cru la suite du programme, un polar, Gang War, dont il ne devait être qu'une mise en bouche. Le personnage prend vie sous des vagues d'applaudissements aussi tonitruants que le cartoon. Clin d'œil à Buster Keaton, il met en scène un Mickey effronté et burlesque, un bout de rongeur indomptable martyrisant volontiers les autres animaux. En musique, s'il vous plaît.

Les premières aventures parlantes de la souris effrontée dans Steamboat Willie, 1928.

Qui a donc tué Mickey ? Comment diable notre rongeur contestataire, dénigrant tous les standards, est-il devenu le symbole d'un formatage de l'imaginaire ? Comment celui qui pouvait épouser toutes les distorsions s'est-il figé en un logo inanimé ? En drapeau de l'empire Disney, inamovible gardien du château enchanté. Californie, Floride, Marne-la-Vallée, « Mickey lessivé, Mickey éviscéré, Mickey assassiné » : selon Pierre Pigot, auteur de L'Assassinat de Mickey Mouse, cette scène de crime est un « péché originel ». « Comparer les photos de 1929 et celles de 2009, c'est, à quatre-vingts ans de distance, expérimenter avec violence l'image d'une déchéance et d'une destruction. C'est l'image d'un assassinat », écrit-il avec virulence. L'enquêteur avance ses pièces à conviction. Elles entraînent le lecteur du côté obscur de la « disneylogie », un « récit plein de reniements et de contradictions » qui met l'esthétique aux prises avec la politique : « On y voit des personnages être systématiquement dépouillés de leur puissance, d'autres soumis à un ordre du jour guerrier et propagandiste, une œuvre graphique être sabotée par des diktats financiers. » Ardent défenseur du premier Mickey, Pigot accuse carrément son créateur d'infanticide : « L'assassin n'est autre que Walt Disney lui-même, un Disney ayant sacrifié les puissances de l'art pour s'octroyer les pouvoirs de l'argent et du consortium audiovisuel. »

“Disney faisait déjà du Warhol”
Dominique Païni

Le succès commercial de la souris fut immédiat. Mickey Mouse a fait le tour du monde avant même que la mondialisation ne se profile. A l'effigie de ce rongeur globe-trotteur on trouve dès le début des années 30 des brosses à dents, des lampes, des montres, des tirelires, autant de produits dérivés qui feraient aujourd'hui pâlir d'envie Kate et son prince William. La peluche apparaît déjà au détour d'un plan de M le Maudit (1931), de Fritz Lang, ou des Temps modernes (1936), de Charlie Chaplin. Véloce, Mickey trace tout de suite un chemin entre l'art et la consommation. Rien d'étonnant à ce que ses deux grandes oreilles aient fait se dresser celles de Walter Benjamin, attentif à la culture de masse de son temps – et donc à cette figure du « rêve collectif ». Rien d'étonnant non plus à ce que, aux côtés de la soupe Campbell ou du Coca-Cola, ce cobaye en merchandising devienne une icône du pop art. « Avant même de laisser supposer que Disney soit critiquable, Warhol suggéra que celui-ci l'avait précédé : Disney faisait déjà du Warhol », écrit Dominique Païni dans le catalogue de l'exposition « Il était une fois Walt Disney », qui s'est tenue au Grand Palais en 2006.

“Déformé pour plaire au plus grand nombre,
Mickey ne s'adressait plus en réalité à personne”

Pierre Pigot

Ambassadeur de la firme, source de juteux contrats de licence, Mickey s'est petit à petit vidé de sa substance après avoir connu son âge d'or cinématographique, en noir et blanc (1928-1935), puis en couleur (1935-1940). L'enfant turbulent s'est assagi, aseptisé, jusqu'à disparaître des écrans en 1953, emportant dans sa tombe quelque cent vingt cartoons. « Déformé pour plaire au plus grand nombre, Mickey ne s'adressait plus en réalité à personne », constate Pierre Pigot. Ce dernier souligne encore comment l'ancien « anarchiste et loser » a été récupéré par la bande dessinée, qui le ressuscite… en détective, « au service de la communauté, prêt à traquer ceux qui troubleraient l'ordre et la loi » ! En attendant, c'est un nouveau toon, Donald, créé en 1934, qui hérite des puissances de désordre et de la force comique dont le souriceau était jadis porteur. Mister Mouse, lui, tient son rang, désormais soucieux de sa réputation ; la star devient pour le public une valeur refuge durant la crise des années 30, une optimiste relique de ces prospères années 20, ces Roaring Twenties qui l'avaient vue naître. Quand sonne l'heure des grands travaux et du New Deal lancés par Roosevelt, Mickey est mis au service d'« une célébration de l'effort collectif », comme dans The Mail Pilot (1933), où il emprunte les traits d'un brave pilote de la poste aérienne, ou dans Building a building (1933), où il participe bien volontiers à la construction d'un immense immeuble.

Pendant la crise des années 30, Mickey célèbre l'effort collectif dans Building a building, 1933.

Après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle Walt Disney travaille de près avec le département d'Etat et enrôle Donald, sa dernière vedette, dans l'effort de guerre, le rongeur a définitivement muté en créature urbaine. Le cabotin des champs s'est changé en camelot des villes, incarnant les valeurs d'une certaine american way of life stéréotypée. « Dans ses ultimes cartoons, Mickey vit entre pavillon cossu, garage avec voiture pimpante et jardin gazonné où le barbecue trône non loin de la niche de Pluto », écrit Bernard Mary, pourtant prompt, à la différence de Pierre Pigot, à réhabiliter Disney, ce « mal-aimé », et qui voit aussi en Mickey un avatar du « résident blanc et puritain, serviable et débrouillard, mais pétri de bons sentiments, conservateur et rangé : très, très éloigné du personnage insolent et rustique de ses origines ».

Après la guerre, Mickey incarne des valeurs de plus en plus conservatrices.
Les Locataires de Mickey, (Squatter's Rights)
, 1946.

Le conformisme a gagné, changeant Mickey en parangon de vertu, en être pleinement anthropomorphe. Or l'originalité de ce drôle de souriceau aux œufs d'or résidait dans son côté hybride, ni tout à fait animal ni tout à fait humain. Une souris dotée de mains ? Oui, mais à quatre doigts, et masqués par des gants blancs… Cet écrin poétique, enclin à préserver le mystère créatif, fut mis en pièces par une dernière flèche empoisonnée : de vrais yeux, remplaçant les deux billes noires d'origine, achèvent en 1939 la « souris de paille », regrette Pierre Pigot, nostalgique de ce temps « où le pinceau n'était pas encore enchaîné à l'imitation de la nature ». Aucune raison d'être mélancolique, pourtant : pour Hervé Aubron, auteur de Génie de Pixar, la mort de Mickey ouvre en effet une nouvelle ère. La scène de crime se nomme Fantasia (1940) : le rôle majeur de la souris star, son entrée dans l'univers du long métrage, fut selon Aubron un enterrement de première classe. Du balai, l'apprenti ! « Dans le numéro le plus connu, L'Apprenti Sorcier, Mickey lève une armée de balais qui déclenchent une inondation. Rappelé à l'ordre par le magicien en chef, il est irrémédiablement asservi. » C'est cette domestication symbolique, cet anthropomorphisme tempéré, « assimilé et réduit à la figure de Mickey, à la mièvrerie autoritaire et envahissante de Disney », que Pixar (Toy Story, Wall-E, Cars…) a justement su dépasser pour le renouveler. Alors même que le sens de l'humain ne va plus de soi, les créatures inventées par le studio numérique – composites, instables, « post-humaines » – endossent nos inquiétudes et nos doutes. Quant à l'accusé, Walt Disney, il gardera toute sa vie une certitude : « Tout a commencé par une souris... », aimait-il à se remémorer en contemplant l'étendue de son royaume. 

 

La scène du crime : Fantasia, 1940.

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A lire

L'Assassinat de Mickey Mouse, de Pierre Pigot, éd. PUF, 182 p., 16 €.

Génie de Pixar, d'Hervé Aubron, éd. Capricci, 88 p., 7,95 €.

Et aussi : Le Cinéma d'animation, de Sébastien Denis, éd. Armand Colin, 280 p., 28,50 €.

 

 

 

 

 

 

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