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La petite boutique des terreurs de Jaume Cabré

Recueilli par Philippe Lançon 25 septembre 2013 à 18:06

Jaume Cabré.Jaume Cabré. (Photo Xabier Mikel Luburu Van Woudenberg)

INTERVIEW

Rencontre avec le Catalan qui publie «Confiteor», entre nazis et violon

Le violon d’exception est un objet transitionnel: il passe d’époque en époque, de musicien en musicien, de drame en estrade, de père en fils. Des fantômes jouent les funambules sur le chant de ses cordes raides. C’est donc un objet romanesque. En 1994, la Catalane Maria Angels Anglada publiait le Violon d’Auschwitz (Stock). Un luthier juif fabriquait dans le camp d’extermination un faux Stradivarius pour sauver un violoniste de génie, également juif. Succès. En 1998, un film de François Girard, le Violon rouge, suit le destin d’un instrument de 1681 qui atterrit dans la Chine éradicatrice de Mao. Echec. Dans les deux cas, le violon fait danser la beauté du diable, la mélodie intime et la sanglante fanfare de l’histoire, l’art et le mal.

Jaume Cabré, 66 ans, romancier catalan confirmé, met à son tour en scène cette dialectique dans Confiteor. Le roman a été un succès en Espagne, en Allemagne. Celui dont on suit la vie est un écrivain obscur doublé d’un philologue, Adriá Ardevol. Il a grandi à Barcelone, sous Franco. Sa mère voulait en faire un violoniste virtuose. Son père un surdoué des langues, dans le genre Roman Jakobson. Ce père a racheté pour presque rien un violon Storioni du XVIIIe siècle à un médecin nazi en fuite, qui lui-même l’avait pris à Auschwitz à une vieille Juive assassinée sur la rampe. Felix Ardevol dénonce ceux qu’il a volés, qu’ils soient antifranquistes ou anciens nazis. Il finit décapité. On assiste à l’enterrement du brocanteur sans tête.

Toutes les histoires sortent du cercueil : celles du violon, de la Catalogne sous Franco, du père monstrueux, des inquisiteurs médiévaux et des luthiers baroques, des nazis et des Juifs, des filières clandestines du Vatican, celle d’Adriá qui porte la culpabilité de tout ce qui l’a précédé. Il est même question de la Syrie, où sont réfugiés quelques bourreaux germaniques. D’autres objets importants circulent dans la boutique de son père, des manuscrits antiques, la dernière page du Temps retrouvé, comme dans un livre d’Umberto Eco. Le vieux violon fait du bois des forêts catalanes unit tout. Il est mi-Chagall mi-Picasso : la narration, éclatée, fuit sous l’œil comme une truite sous la main - passant sans cesse du «je» au «il», d’une tragédie à l’autre, de Barcelone à Rome et de Rome à Auschwitz, comme dans les arpèges d’une Chaconne de Bach ou dans les cris mélancoliques du Concerto à la mémoire d’un ange, d’Alban Berg, auquel Cabré rendit hommage, en 1996, dans l’Ombre de l’eunuque (Bourgois). Le résultat est ce gros livre étrange : une saga familiale et historique par fragments, un best-seller cubiste.

Comment ce roman est-il né ?

Par la faute de Vladimir Jankélévitch. Une phrase de lui figure en exergue de mon précédent roman, les Voix du Pamano, publié en 2004 : «Père, ne leur pardonne pas, car ils savent ce qu’ils font.» C’est la dernière phrase du livre que j’ai écrite. Elle est à la base de Confiteor. Au départ, je ne pensais pas faire un roman sur le mal. D’une part, j’avais écrit une nouvelle sur un inquisiteur catalan du Moyen Age, Nicolau Eimeric : il est dans le chapitre intitulé «Palimpsestus». D’autre part, j’avais écrit l’histoire d’un moine poursuivi par l’inquisition qui demande protection au monastère San Pedro de Burgal, l’endroit où je m’étais réfugié pour écrire les Voix du Pamano. Ce monastère est un lieu de solitude. On n’y accède qu’à pied. J’y écoute la nature, le bruit des vaches, les gens qui parlent.

Pendant des années, ces deux petits textes se sont éloignés de moi. La phrase de Jankélévitch, qui dit l’impossibilité de pardonner au bourreau, a agi comme un réactif. Quatre siècles séparaient Eimeric du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, mais, soudain, il m’a semblé que c’était le même personnage. Je les ai donc fusionnés.

En catalan, le titre du livre est : «Je confesse.» Pourquoi ?

Confiteor, en latin, c’est avouer et confesser. Je voulais ce titre dès l’origine, mais mon éditeur catalan en avait peur. A la messe, il y a une prière qui commence par Confiteor et le mot apparaît souvent dans le livre, du début à la fin, car celui qui raconte son histoire, Adriá, est habitué à le dire. Il confesse sa culpabilité. C’est pour lui une expression normale. Il se sent coupable de tout et il a raison, car il aurait dû parler plus tôt.

Il est accablé par un père atroce, qui finit de manière atroce…

Le personnage du père, je ne l’ai vu que peu à peu, quand j’ai compris à quel point il pouvait, avec sa femme, créer un enfer pour leur fils - l’écraser sous ce qu’ils attendaient de lui. C’est alors seulement que j’ai mieux connu la vie de ce père, son passage au début du siècle à l’université grégorienne de Rome, son obsession sans scrupule de collectionneur. Cette maladie du père est passée au fils obsédé par les textes, nuancée par son humanisme. Ayant fait des études de philologie, j’ai vu des maniaques du texte. L’un d’eux me disait : quand je vois un vieux papier, je salive. L’excuse de leur passion, c’est l’écrit. Leur véritable amour porte sur l’objet. De même, Adriá aime le violon pour la beauté qu’il peut donner ; son père, pour la valeur qu’il a.

Au centre du livre, il y a en effet cet objet : un Storioni du XVIIIe siècle. Vous jouez du violon ?

J’écoutais tant de violon que ma femme m’a dit un jour : arrête de t’extasier, fais-en ! J’ai donc commencé vers 25 ans, ce qui est beaucoup trop tard pour pouvoir faire autre chose que des ennemis de mes voisins. Dans ma famille, la musique est importante. Mon père tenait un atelier de batteries de voitures, travaillait dans une usine de textile, était agent d’assurance, et il composait des sardanes pour ses cinq fils, puis pour ses petits-fils. Ma mère et lui jouaient du piano à quatre mains. Après le dîner, nous chantions ensemble des chorals de Bach. L’un de mes frères joue du violoncelle. Mon fils, du piano. Ma belle-fille, de la flûte. En ce moment, nous répétons une cantate de Mendelssohn, que mon frère a adaptée pour petite formation. Et mon petit-fils, aujourd’hui même où je vous parle, prend sa première leçon de musique.

Plusieurs de vos livres sont liés à des œuvres musicales. Lesquelles ont accompagné l’écriture de celui-ci ?

Elles sont nombreuses : j’y ai travaillé huit ans. Mais l’atmosphère musicale des deux dernières années, c’est un disque d’Andreas Staier et Daniel Sepec, paru chez Harmonia Mundi. Ils jouent la Chaconne pour violon de Bach, dans une adaptation avec piano de Schumann, très discrète. Quand j’entends les deux accords initiaux de cette chaconne, j’ai une sensation de construction. D’un grand bâtiment. Avec un désir de perfection absolue : c’est ça, ça ne peut-être que ça. Le monde entier est enfermé dans cette composition. Un jour, je lis le livret du disque de Schumann et je m’aperçois que, comme dans mon roman, le violon sur lequel joue Sepec est un Storioni. Je cherche à rencontrer Sepec, qui habite entre Brême et Hambourg. Et un jour, à Barcelone, nous allons l’écouter, ma femme et moi. Il jouait des sonates de Franz Biber. Biber a créé pour la plus extrême virtuosité. A chaque mouvement, il faut raccorder l’instrument : Sepec était venu avec sept violons différents pour ne pas faire attendre le public. Ensuite, il m’a laissé toucher le Storioni.

Le violon passe par Auschwitz, où vous nous emmenez. Vous êtes-vous beaucoup documenté ?

En ce moment, je regarde Shoah, de Claude Lanzmann, mais je n’aurais pas pu le voir pendant que j’écrivais. Pour un romancier, la question de la documentation est capitale, mais dangereuse. C’est une nécessité et une menace. Il est dans un monde et, dans ce monde, il y a un thème qui l’intéresse. Quand il commence à étudier ce thème, il s’aperçoit qu’il ne sait rien. Alors, il commence à lire, lire, et il arrive un moment où il doit se dire : mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Car, pour un romancier, n’importe quel prétexte est bon pour ne pas faire ce qui est le plus dur : écrire. Or, son travail, c’est de créer un personnage qui entre dans le champ, qui pleure ou qui est capable de ne pas pleurer devant la douleur des autres. Je me documente sans tomber dans le piège de la documentation. Je lui résiste.

Le personnage de Rudolf Höss, le commandant nazi d’Auschwitz, apparaît dans Confiteor. Robert Merle en avait fait le «héros» de La mort est mon métier. Quelles sont vos sources ?

J’ai surtout lu son propre journal, tenu à partir du moment où, en 1947, il attendait son exécution. Höss était d’une famille catholique, il a failli être prêtre, mais la vie l’a porté en enfer. J’ai aussi lu la biographie canonique de Himmler. Il y a une photo de sa famille, quand il est enfant. Je pouvais passer une demi-heure devant cette photo, à regarder son visage, celui de ses parents. Himmler n’est pas dans le roman, mais cette photo l’a inspiré.

Le narrateur raconte de manière discontinue, comme par courts-circuits.

Mon intention était de provoquer une sensation de zoom avant et arrière. Je travaille là-dessus depuis l’Ombre de l’eunuque, en 1996. A l’époque, je fais lire à un ami 50 pages écrites à la troisième personne. Il me dit : tu te trompes, ce devrait être écrit à la première. Je réécris comme ça, mais ça ne marche pas. Je me suis alors aperçu que dans un récit, il y a des moments plus objectifs, et c’est le «il», et des moments plus subjectifs, et c’est le «je». En écrivant Confiteor, j’ai pensé que je pourrais le justifier par la maladie d’Adriá. Au moment où il confesse sa vie, il sait qu’il est atteint d’Alzheimer et qu’il va bientôt tout perdre. Il est pressé, il veut finir, sa pensée va et vient et il ne corrige rien - moi si, hélas ! Mais, en réalité, pas besoin de cette explication. Le rythme et la musique des phrases, si c’est réussi, suffisent à tout justifier.

Vos livres sont écrits en catalan. Avez-vous écrit en espagnol ?

Non. Je me souviens de mon premier texte, vers 17 ans : la description du réveil d’un village. C’était la première fois que j’avais conscience du style, de la précision exigée, j’ai écrit naturellement en catalan. Je n’ai pas choisi ma langue, c’est elle qui m’a choisi. A l’époque, j’avais déjà quelques modèles, dont les auteurs du boom latino-américain. Mais j’ai aussi lu dès l’enfance les auteurs français dans leur langue, comme Jules Verne. Proust etMadame Bovary, je les lis aussi en français.

Barcelone est-elle une ville qui change selon la langue ?

Je ne crois pas. Je crois que les œuvres de Juan Marsé auraient pu être écrites en catalan. Mais les circonstances ont fait qu’il ne pouvait atteindre son niveau qu’en espagnol. Peut-être, comme pour Enrique Vila-Matas ou Eduardo Mendoza, la langue familiale a-t-elle fait la différence. Je n’en sais rien, car je ne les connais pas assez. A la maison, dans la cour d’école, j’ai toujours parlé en catalan, même si c’était à voix basse sous Franco. Pour moi, les choses intimes sont dites en catalan et les choses officielles, en espagnol. Et Barcelone vit dans les deux langues.

Jaume Cabré, Confiteor, traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 780 pp., 26 €.

Recueilli par Philippe Lançon

http://www.liberation.fr/livres/2013/09/25/la-petite-boutique-des-terreurs_934664

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