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Confiteor

ConfiteorAu détour des confessions d'un homme vieillissant, ce roman aussi dense que déchirant épouse le chaos de l'Histoire et de la mémoire.

A qui s'adressent ces « coupons de mémoire » effilochés, ce confiteor confit de terreur, cette confession-fleuve pleine de remous et d'infiltrations, ce pavé jeté dans la mare aux diables, cette « histoire tellement longue » dont les mots se bousculent dans le cerveau d'or du narrateur ? A deux jouets inusables, deux figurines fidèles au poste, un cow-boy et un Indien, le shérif Carson et Aigle noir, sans cesse sommés de donner leur avis, de secourir leur propriétaire, Adrià Ardevol, enfant-adulte qui n'a « jamais eu l'âge pour rien », vieillard retombé en enfance, être sans âge rongé d'intelligence. A la femme qu'il aima tant, Sara, mais que la vie ne cessa de lui prendre et de lui rendre, au gré de marées tour à tour dévastatrices et consolatrices. A son violon sans prix, un Storioni dégotté par son père et sali autrefois par d'immondes desseins : nazisme, vampirisme, narcissisme. Au lecteur si respecté, tutoyé, vouvoyé, ou télépathiquement invoqué, dont la concentration est requise et récompensée à chaque instant : pour se permettre de passer avec une telle dextérité (au sein d'une seule phrase, parfois !), d'une époque à l'autre, d'un personnage à l'autre, d'un récit à l'autre, il faut une complicité littéraire forte avec les yeux qui vous parcourent, et Jaume Cabré la crée sans tapage, faisant jaillir en soi ce qu'il y a de plus lumineux et de plus perspicace.

Rien de laborieux, de fabriqué, dans ce texte inouï qui parle à tous, aux murs, aux objets, aux morts, aux pas encore nés. Tout coule de source, comme dans la cervelle du héros, surdoué captant trop d'ondes, envahi par le vacarme de l'Inquisition, du franquisme, de la Shoah, hanté par les voix de ses proches, père abject et tyrannique, mère desséchée par l'insatis­faction, dans le Barcelone des années 1940, 50, 60, 70, 80, 90, 2000, et peut-être même au-delà, tant l'acuité visionnaire d'Adrià Ardevol est grande.

Enfant précoce typique, « toujours ailleurs », amoureux d'une fille « spéciale », spectateur de lui-même et des autres, incapable de prendre part à la vaine agitation qui l'entoure, éternellement en avance sur les discours, les actes, les réflexions, en proie à l'effervescence inextinguible de sa mémoire phénoménale, Adrià est une coupe trop pleine. Alors il écope. Pour accéder à sa véritable identité (brouillée au point qu'il parle de lui en utilisant le « je » et le « il » dans une même phrase), il se dépouille. Après avoir tant accumulé, appris l'araméen, l'allemand, le français, l'anglais, le russe, la musique, la théologie, la philosophie, le commerce... il est tenté par le renoncement. Arrêter le violon, cesser d'écrire, n'être rien, « comme le zéro qui n'est ni un nombre naturel, ni un entier, ni rationnel, ni réel, ni complexe ». L'abandon est le leitmotiv de ce roman déchirant, écrit sous formes de croûtes, de lambeaux, de peaux mortes. « Ne mettez pas de miettes par terre », lui répétait la servante de la maison en distribuant du chocolat à lui et à son ami, quand il était petit. A la fin de sa vie, les miettes mouchettent le sol, difficiles à ramasser, impossibles à effacer, dessinant les belles arabesques d'une pensée en arborescence. Comme si son cerveau était devenu un tableau de maître.

Adrià garde jusqu'au bout une foi intacte en l'art, qu'il voit comme une « façon de s'entendre avec la vie, avec les mystères de la solitude, avec la certitude que le désir ne s'ajuste jamais à la réa­lité ». Une belle définition de Confiteor, roman inépuisable de presque huit cents pages, qui donne l'enivrante impression, comme le confesse son héros à la fin de sa vie, de n'avoir pas dit la moitié de ce qu'il avait en tête.

 

Le 07/09/2013 - Mise à  jour le 03/09/2013 à  17h34
Marine Landrot - Telerama n° 3321

http://www.telerama.fr/livres/confiteor,101604.php

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