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Catégories : CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE, Le champagne

Histoires de champagne par Etienne de Montety

Publié le 09/12/2013 par Le Figaro Vin
cave
Photo : Leif Carlsson



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"La nuit de Nowa Huta"

Le champagne venait de chez Drappier. Une maison de Bar-sur-Aube, où le général de Gaulle avait l'habitude de passer commande. J'avais pris trois bouteilles de la cuvée Grande Sendrée, idéales pensais-je pour égayer un 31. Les bouteilles avaient été glissées dans mon sac de couchage, et roulées dans une housse, autant pour être protégées des soubresauts de la route que soustraites à la curiosité des douaniers est-allemands et polonais. Ces derniers avaient longuement détaillé les dizaines de cartons de vivres et de médicaments de la camionnette que je conduisais, mais négligé mon sac de voyage et son précieux contenu. Felix culpa : le champagne devait agrémenter un réveillon prévu avec d'autres Français. Parmi eux, une fille aux yeux d'or pour qui j'avais traversé l'Allemagne d'une traite, au volant d'un véhicule inconfortable. Depuis que le général Jarulewski avait proclamé l'état de siège en Pologne, seuls les convois humanitaires étaient acceptés dans le pays : de longues files stationnaient devant les églises, qui tenaient du fortin et de l'entrepôt où les fidèles venaient se ravitailler après la messe. J'avais passé l'après-midi à décharger un convoi dans la cour de la paroisse de Nowa Huta, avec des hommes du quartier venus prêter mainforte aux Français : le réseau local de Solidarnosc. La nuit était tombée rapidement, après quelques heures seulement de lumière.

- "Et ça ?"

Le doigt désignait mon sac, au fond du véhicule vide.
Je secouais la tête. Désolé, ces bouteilles c'était mon trésor, et le réveillon de cette nuit mon secret. Pas besoin de les mettre au frais, mes Grande Sendrée, l'hiver polonais suffisait à les maintenir à température. Peut être avaient-elles été un peu secouées durant le voyage. Au diable, l'oenologue. Ici, on crevait de faim. Il restait un dernier point à régler. Les camionnettes étaient à court de carburant. Les militants de Solidarnosc allaient s'en charger, en échange de quelques dollars. En attendant, au chaud, une femme aux joues de feu me raconterait l'histoire de Nowa Huta, cette ville nouvelle voulue et conçue par les communistes : sans église naturellement. La ténacité des fidèles avait eu raison de cette chimère.

Quand l'homme revint et me tendit les clés, je respirai. J'étais à quelques dizaines de kilomètres seulement du lieu de la fête. Bientôt, je trinquerai avec celle dont le regard me troublait tant. Cette nuit, je formerai un voeu devant elle et l'ivresse aidant, peut-être à voix haute. Je démarrais, enclenchais la première, et sortis de la cour. Sur le boulevard, la camionnette cala, et bientôt celles qui me suivaient. Impossible de relancer le moteur. Le plein venait d'être fait. Le plein ? Des litres de diesel avaient été versés dans des moteurs à essence. Quelques minutes plus tard, Polonais et Français, tous nous étions allongés sous les véhicules, acharnés à siphonner les réservoirs. Un liquide noir et épais s'écoulait dans le caniveau, sans fin. Des patrouilles de police passaient lentement sur l'avenue, intriguées par ce manège. Elles contrôlaient les identités et repartaient. Un petit malin apporta des roues de secours qu'il dégonfla dans les carburateurs pour les purger complètement. La nuit de Nowa Huta sentait le fuel, jusqu'à l'écoeurement.

Combien de temps dura l'opération ? Deux heures, davantage ? Il me semble que quand le premier moteur toussa, s'étrangla puis finalement redémarra, minuit avait sonné depuis un moment. Un hourra creva la nuit. Des hommes aux mains souillées et au regard brillant de joie souriaient dans la pénombre, heureux d'être venus en aide aux Francuzi, aussi sales qu'eux. Ils échangèrent de généreuses accolades.

- "Champagne !"

Théâtral je sortis les bouteilles de leur housse sous les vivats et les débouchai sur le trottoir. La robe d'ambre des Grande Sendrée jaillit, splendide dans la lumière pâle des réverbères. Ce soir-là, sur une avenue de Nowa Huta, on trinqua à la Pologne et à la Liberté, sous l'égide du Général ; secrètement, je ne pouvais m'empêcher d'avoir une pensée pour la fille aux yeux d'or qui avait dansé et ri toute la nuit, avec un autre.

Dernier ouvrage paru : "La Route du salut", Gallimard.



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