Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Catégories : A lire, CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE, L'art

Art contemporain, l’impossible paix




Par Par Laurent Wolf
En 1999, la sociologue publiait «Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain». Quinze ans plus tard, la chercheuse constate que la querelle s’éternise.
Genre: Essai
Réalisateurs: Nathalie Heinich
Titre: Le Paradigme de l’art
contemporain. Structures d’une révolution artistique
Studio: Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 373 p.


VVVVV

Quand elle publie «Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain» dans la revue Le Débat en 1999, la sociologue Nathalie Heinich fait preuve d’optimisme. Elle suggère de remplacer le classement chronologique qui fait succéder le «contemporain» au «moderne» par un classement par genres de l’art en général, où le genre contemporain figurerait aux côtés du genre classique et du moderne. L’avantage de cette classification, pense-t-elle, est «de permettre une certaine tolérance à son égard. Car de même qu’on admet volontiers le droit à l’existence simultanée de plusieurs genres, même hiérarchisés, dans la peinture classique (peinture d’histoire, portrait, paysage, etc.), de même l’on devrait pouvoir tolérer l’existence simultanée, dans le monde actuel, de l’art contemporain et de l’art moderne, voire de l’art classique.»

Quinze ans plus tard, au début de son dernier ouvrage, Le Paradigme de l’art contemporain, Structures d’une révolution artistique, Nathalie Heinich constate que sa proposition «a fait long feu»: «La querelle s’éternise». La détestation n’est pas l’apanage d’individus d’extrême droite, comme ce directeur de campagne du candidat Front national à la mairie de Reims qui dénonce «ces pseudo-œuvres […] devant lesquelles les bobos de la gauche caviar s’extasient pour se distinguer du peuple qu’ils méprisent»; elle s’étend à des amateurs d’art sincères qui considèrent ce qu’ils en perçoivent comme une «fumisterie» quand ce n’est pas une agression contre leur propre sensibilité.

Le dialogue semble impossible entre ceux qui participent au monde de l’art contemporain, fréquentent ses musées, ses centres d’art et ses galeries en y trouvant à la fois du plaisir et de l’intelligence, et ceux qui n’y vont pas ou y vont à reculons, persuadés à l’avance qu’ils seront récompensés par une monnaie de singe. «Tout dépend, en effet, du point de vue», dit Nathalie Heinich à propos des commentaires d’experts dans un jury de concours, «considérés de l’intérieur, [ces] discours sont à la fois assez banals et d’un excellent niveau; considérés de l’extérieur de ce monde, ils peuvent sembler très étranges, voire caricaturalement ridicules».

Cette opposition ne prend pas partout un caractère aussi tranché qu’en France où il y a des cercles militant contre l’art contemporain qui organisent des colloques, publient des manifestes et interviennent sur Internet. Il est difficile de nier cependant qu’elle existe partout sous des formes peut-être moins acerbes, que la population des producteurs et le public de cet art, aussi nombreux soient-ils ici et là, sont encore minoritaires. La question de l’incompatibilité, de l’imperméabilité des points de vue de l’intérieur et de l’extérieur mérite d’être examinée. Mais comment faire pour n’être ni à l’intérieur, ni à l’extérieur dans un domaine où chacun est sommé de se situer? Il faut définir une ligne de conduite et adopter une «position d’abstention de jugement de valeur», «de neutralité axiologique», et décrire ce dont il est question en évitant de se prononcer pour ou contre.

L’idée de genre artistique défendue en 1999 par Nathalie Heinich supposait la diversité des pratiques artistiques au sein d’un seul monde de l’art capable de produire leurs variations et des individus susceptibles de circuler des unes aux autres, au moins intellectuellement. «Or la spécificité de l’art contemporain se joue à bien d’autres niveaux que celui de la nature des œuvres elles-mêmes, comme ce livre va s’employer à le démontrer», écrit la sociologue. Elle fait alors appel à la notion de paradigme, un ensemble de «conceptions admises à un moment donné du temps à propos d’un domaine de l’activité humaine, […] un socle cognitif partagé par tous». Un tel paradigme implique non seulement les œuvres, mais aussi les individus qui les produisent, les font circuler ou les collectionnent, les institutions qui les sélectionnent et les exposent, les techniques et les matériaux qui les constituent ou les discours qui les soutiennent. Il implique également que ces éléments soient cohérents entre eux et se distinguent des autres modalités de l’art.

Nathalie Heinich décrit pas à pas les caractéristiques de l’art contemporain à partir des observations qu’elle fait depuis plus de vingt ans et de la littérature anglo-saxonne. Elle aborde aussi bien la manière dont les artistes jouent avec les limites traditionnelles de l’art que la dématérialisation des œuvres, le déclin de la peinture que le statut des originaux, la place sociale des artistes et le rôle des médiateurs, jusqu’aux conditions d’exposition, de conservation et de transport. Pour conclure que «l’art contemporain constitue bien un paradigme artistique, doté de caractéristiques qui n’appartiennent qu’à lui» mais que cela «ne dit rien quant à la valeur de cet art» ni quant à sa pérennité. Ultime précaution inutile. Le magazine Beaux-Arts, qui est à l’intérieur, intitule la critique de son livre «Nathalie Heinich ou la sociologie comme arme contre l’art contemporain», et les contempteurs de ce dernier, qui sont à l’extérieur, se réjouissent déjà qu’elle leur apporte son soutien. Ce malentendu aussi prévisible que désagréable valide sa démonstration.



Les commentaires sont fermés.