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L'Orient, rêve de l'Occident

 

LE MONDE DES LIVRES | 04.06.2014 à 19h02 • Mis à jour le 05.06.2014 à 09h38 | Par Antoine de Baecque

 

"Le Harem" (1850), par John Frederick Lewis.

"Le Harem" (1850), par John Frederick Lewis. | CC-PD-MARK

 

Qu’est-ce que l’orien­­talisme, si ce n’est se sentir étranger partout, oriental en Occident, occidental en Orient ? Edward W. Said fut cet ­intellectuel en perpétuel exil. ­Disparu voici une décennie, l’homme (1935-2003) était arabe mais pas musulman (chrétien protestant), il a été élevé en Egypte sans être égyptien (il était palestinien), il a écrit son œuvre en anglais sans être de culture anglaise et a enseigné trente ans à l'université Columbia de New York sans être américain. Il se sentait appartenir à plusieurs univers, différentes langues, maintes cultures en même temps, et cette simultanéité fut chez lui un art du contrepoint à la fois mélancolique, déstabilisant, infiniment ­fécond et inventif

 

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Avec une claire lucidité, parfois plongeant loin les racines dans une forme de scepticisme inquiet, Said confie dans trois entretiens donnés dans les années 1980-1990 à des revues intellectuelles anglo-saxonnes, réunis en un petit volume chez Payot sous le titre Dans l’ombre de l’Occident, cette place si particulière et essentielle de l’exilé, qui détermine chez lui tout rapport aux autres et aux cultures. Vivants, sentis, pensés, ces dialogues sont davantage encore que de courtes autobiographies en actes. Ils offrent la clé d’une situation personnelle et d’un contexte qui empêchent Said de jamais se « sentir bien », d’être serein, posé, arrivé.

 

NOUER LES REGARDS

Son pessimisme est terrible : « Je pense que la situation est en train d’empirer, déclare-t-il en 1996. Presque aucun Nord-Américain ne connaît le monde islamique. C'est lointain, principalement désertique, il y a beaucoup de moutons, des chameaux, des gens avec des couteaux entre les dents qui font métier de terroristes… D’un autre côté, (…) tous les Américains sont obsédés par le sexe, ils ont des grands pieds et mangent trop. Le résultat est que là où il devrait y avoir une présence humaine, il y a un vide, et là où il devrait y avoir échange, dialogue, il y a une forme dégradée de non-échange. » Mais c’est un pessimisme qui l’incite justement à combler le vide, à nouer les langues, les regards et les cultures.

Dans son livre fondateur, paru en 1978, L’Orientalisme (Seuil, 2005), l’un des tournants capitaux des sciences humaines du dernier XXe siècle, Said a montré que l’Orient n’a existé que dans le rêve des Occidentaux, de la fin du XVIIIe siècle au monde contemporain. Il met en cause le désintéressement érudit et la mission civilisatrice qui ont construit le savoir académique sur l’Orient, éclairant au contraire la dimension idéologique, colonisatrice du regard occidental. S’il fabrique des connaissances sur l’Orient, voire suscite l’admiration et l’amour de ces civilisations, ce savoir élabore dans le même temps un discours colonial de représentation de l’autre comme sujet inférieur réduit à un stéréotype figé. L’orientalisme invente une fiction : ces valeurs, ces sociétés, ces habitudes, ces œuvres, qualifiées d’orientales, n’ont jamais existé que comme « façon de réifier en dehors d’eux leur “autre” chez les Européens », selon la formule de Tzvetan Todorov, qui présenta au public français, en 1980, la traduction de l’essai de Said.

L'AUTRE ORIENTAL

Il est passionnant de confronter L’Orientalisme de Said à ce qui fut évidemment l’une de ses sources, La Renaissance orientale de Raymond Schwab (1884-1956), magnifique somme d’érudition et de passion racontant les effets culturels de la découverte des civilisations de l’Orient en Europe, parue trente ans auparavant, en 1950. Une réédition de belle facture le permet enfin, alors que le livre de Schwab, homme de lettres, poète, traducteur, était introuvable depuis belle lurette. Said a puisé maints exemples et citations des XVIIIe et XIXe siècles européens dans cette mine qui montre tout ce que cette « seconde ­renaissance » doit, tant pour la linguistique, l’histoire, la philosophie, l’art, l’anthropologie naissante, à l’autre oriental considéré dès lors comme originel. Si cette profondeur orientale intéresse le penseur palestinien, il y adjoint son propre regard : une dimension politique qui souligne, à travers la perspective coloniale, absente chez Raymond Schwab, la volonté de domination de l’Occident masquée sous ce discours orientaliste. Said a dit sa dette et cette mutation qu’il a imposée à la vision de Schwab, et l’on regrettera que cette édition ne reprenne pas le texte que le Palestinien avait écrit lors de la traduction américaine de La Renaissance orientale, en 1984.

A cette idéalisation idéologique de l’Orient, Said oppose non pas une alternative radicale et une identité clairement constituée, fuyant – de par sa biographie, sa manière de vivre, ses choix et ses idées – aussi bien le nationalisme arabe, la révolution tiers-mondiste que le prétendu « choc des civilisations » qui opposerait bloc à bloc la chrétienté et l’islam. Il préfère parler d’hybridation des cultures et des savoirs, d’imbrication de sociétés et de pensées qui n’ont jamais existé de manière isolée. Il n’y a pas d’essence de l’Occident ou de l’Orient, mais des formes profondément mêlées, métissées, qui n’en sont pas moins des témoignages, parfois violemment réducteurs, de domination impériale.

La grande force d’Edward Said, lecteur cultivé, philologue amoureux des textes et néanmoins analyste sans concession des constructions politiques coloniales, fut précisément de pouvoir dire, parallèlement, et la grandeur artistique de textes comme Au cœur des ténèbres (1899), de Conrad, L’Etranger (1942), de Camus, Robinson Crusoé (1719), de Defoe, ou, chez ce grand mélomane, Aïda (1871), de Verdi, et leur soubassement idéologique réducteur. Le volume consacré à Said par la revue de la Sorbonne, Sociétés & Représentations (n° 37, printemps 2014) explore en une douzaine d’articles détaillés cette « conscience inquiète du monde », tout en revenant sur les principaux apports épistémologiques, mais aussi polémiques, de Said, qui était également un intellectuel au combat, engagé pour la cause palestinienne. Cet ensemble, dirigé par Guillaume Bridet et Xavier Garnier, en s’arrêtant sur les différents aspects de la pensée de Said, multiple, complexe, parfois contradictoire, souligne avec beaucoup d’à-propos son rapport musical au monde, défini comme un « art critique du contrepoint », une  « implication dans la rumeur polyphonique ».

SOURCE VIVE

Cette position de l’entre-deux est spécifiquement celle qui a présidé, depuis une trentaine d'années, à la naissance puis au développement des études postcoloniales, d’abord en Amérique, ensuite en Europe et en France – non sans quelques réticences –, champ de pensée et de recherches dont L’Orientalisme de Said est littéralement la source vive. Les études postcoloniales se situent explicitement, épistémologiquement, des deux côtés de cette fracture : il s’agit d’y croiser les deux regards, celui du colonisateur qui a construit une rhétorique justifiant, même et y compris avec humanisme et empathie, son impérialisme, et celui du colonisé, ou ex-colonisé, qui a pu intégrer la culture occidentale pour mieux pouvoir comprendre sa situation dominée et savoir (ou non d’ailleurs) y remédier.

Dans un bel essai autobiographique et intime consacré à son père, Les Voix de l’Orient, Christine Buci-Glucksmann rejoint très justement Said en proposant une lecture tout à la fois sensible et critique, amicale et alternative, passionnée et distante, de cet amour qu’éprouvèrent bon nombre d'Européens pour l’Orient de leurs rêves. Elle y parvient en ­revisitant la vie de celui qui fut interprète de langues orientales et communiqua à sa fille « sa passion de l’Orient ». « Les écrits de Said ont précisé et nuancé [mon rapport à mon père], écrit la philosophe. Plus qu’une simple idéologie d'exclusion, l’orientalisme fut un mythe, une fan­tasmagorie. » C’est en définitive grâce à la vision construite par Edward Said que nous avons pu comprendre l’Orient tel qu'il nous parle : ce qu’il révèle bien davantage des Occidentaux et de leurs constructions imaginaires que des Orientaux et de leurs ­stéréotypes.

Dans l’ombre de l’Occident, d’Edward Said, suivi des Arabes peuvent-ils parler ?, de Seloua Luste Boulbina, traduit de l’anglais par  Léa Gauthier, Payot, « Petite bibliothèque », 208 p., 8,15 €.

La Renaissance orientale, de Raymond Schwab, Payot, 688 p., 32 €.

Les Voix de l’Orient. Le livre du père, de Christine Buci-Glucksmann, Galilée, 110 p., 20 €.

 
Livres

http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/06/04/l-orient-reve-de-l-occident_4432126_3260.html

 

 

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