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Catégories : CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE, J'ai lu, L'art

J'ai acheté au Musée Soulages et lu suite à ma visite:Entretien Pierre Soulages - Jacques Le Goff

avec l'autorisation de Le Pérégrinateur éditeur
5 rue Pharaon, 31000, Toulouse
(photographies : © Pascal Piskiewicz)

Actes de la conférence de Pierre Soulages et Jacques Le Goff organisée par le Centre Européen d'Art et de Civilisation Médiévale de Conques le 25 septembre 1995.

Xavier Kawa-Topor, directeur du Centre de 1992 à 1997 a organisé et animé cette rencontre.
(Présentation de Pierre Soulages et de Jacques Le Goff et de l’argument du dialogue).

Jacques Le Goff
La question qui nous réunit ce soir pourrait être posée en ces termes :
"Comment une création artistique contemporaine peut-elle s’insérer dans un monument millénaire en lui étant fidèle, tout en lui apportant du nouveau ?". Cette question se place au cœur même de ma pratique de l’histoire, l’histoire dans la longue durée : une conception que je défends depuis de nombreuses années, à la lumière des travaux de Fernand Braudel, et dont l’une des conclusions et des justifications — aussi banale puisse-t-elle paraître à certains — est que le passé n’est pas mort. Le passé continue. Des potentialités longtemps en sommeil se révèlent. De nouveaux créateurs enrichissent les monuments du passé et Pierre Soulages est à l’évidence l’un de ces créateurs. (...). Un monument, même sans intervention nouvelle, vit et par conséquent change, parce que sa place, sa signification, son action — mot que je préfère à réception car ce phénomène n’est pas passif de la part de l’œuvre d’art — changent avec l’histoire. L’abbatiale de Conques à la veille du troisième millénaire, n’est pas celle du XIe et du XIIe siècles. Ou plutôt, elle est celle du XIe et du XIIe siècles mais elle vit de façon continue et nouvelle. (...)

La question devient donc : "L’histoire est-elle porteuse d’une exigence à l’égard de l’artiste contemporain?". Dans la signification et l’action d’un monument, son sens primitif —  même s’il n’exige pas un respect absolu et systématique des intentions et des conditions de sa naissance quand ces institutions et ces conditions n’existent plus —, s’impose dans certaines limites tout au long de l’histoire, pour deux raisons. La vie d’un monument dans la durée implique qu’il subisse des transformations nécessaires pour qu’il suscite à chaque époque les émotions nouvelles qui font vibrer les hommes et les femmes nouveaux en nourrissant leurs sensibilités. Mais un monument doit aussi exister comme témoin d’une époque ancienne, d’une histoire qui doit être préservée dans la mémoire collective. Ce devoir à l’égard des monuments est tout simpl ement un devoir vis-à-vis de l’humanité. Le monument assigne donc, me semble-t-il, une responsabilité particulière aux historiens qui doivent en éclairer la vie et la signification historique, aux religieux qui sont les héritiers de sa tradition, et aux artistes qui interviennent dans sa matière et dans sa vie, qu’il s’agisse de simples restaurateurs animés d’un esprit de fidélité, ou de nouveaux créateurs qui doivent ajouter, selon leur génie propre, à la valeur du monument sans effacer ni dénaturer sa fonction de témoin historique. Alors, ne pourrait-on pas poser simplement le problème de la façon suivante : toute intervention sur un monument, postérieure à sa genèse, ne doit-elle pas répondre au mot d’ordre "innover sans trahir" ? Il faut aller plus loin et penser que l’artiste contemporain insère sa propre inspiration dans le sens originel et historique du monument. Je ne crois pas que si l’artiste crée en s’efforçant simplement d’être fidèle au passé il porte en lui-même un mouvement suffisant pour insuffler la vie au passé. La vérité de l’artiste contemporain doit être non seulement consonante avec la vérité historique, mais aussi profondément originale, issue du génie de l’artiste et de celui de son époque.

Pierre Soulages
Lorsqu’on m’a demandé de réaliser des vitraux, j’ai refusé : je ne voulais pas faire de vitraux. Et puis on m’a proposé Conques. Là, je suis resté interdit, profondément ému. C’est un lieu que je connais depuis l’enfance — je suis né à Rodez. C’est à Conques que j’ai éprouvé mes premières émotions artistiques. Après quelques changements gouvernementaux, la commande qui émanait du ministère de Jack Lang a finalement été signée par son successeur, François Léotard. Je me suis alors mis au travail, cela a duré sept ans. Je me suis laissé inspirer par le monument tel qu’il est parvenu jusqu’à nous, tel que je l’aime avec ma sensibilité de peintre, tel qu’il est aimé de nos jours. Et c’est au fond le monument lui-même qui m’a poussé à faire ce que j’ai fait. Bien sûr, on n’échappe pas à ce que l’on est. Je ne me suis jamais soucié d’être fidèle à ce que je suis : il suffit d’être fidèle à ce que l’on sent pour que ce que l’on fait soit en accord avec ce que l’on est.

Jacques Le Goff
Il me semble que l’abbatiale de Conques lance dans sa longue durée pour le présent et le futur, cinq signes. Par "signe", j’entends d’une part le sens que ces créateurs — commanditaires et artistes — ont voulu lui donner et d’autre part, le sens qu’elle continue à garder ou à prendre au cours de cette vie continue de l’histoire. Le premier de ces signes est, je crois, que dans sa période de genèse, cette église a combiné deux signes : le signe monastique et le signe pèlerin. Ces deux signes combinés imposent une dialectique d’ensemble à l’abbatiale de Conques. Signe monastique, signe de clôture. Signe pèlerin, signe d’ouverture. Le premier signe de ce monument, c’est d’être à la fois "clôture" et "ouverture". Clôture ne signifie pas emprisonnement, je le dis notamment à propos de la lumière. Il m’est arrivé de lire dans des ouvrages que l’art roman emprisonne la lumière. Je pense que c’est une grosse erreur. L’art roman capte la lumière pour la diffuser, pour la faire rayonner : c’est cela le mouvement monastique. Le cloître, malheureusement détruit à Conques, est un hortus conclusus qui exprime cette dialectique dans la vie spirituelle et matérielle des moines : une ouverture certes, mais une ouverture à l’intérieur.
(...)

Jacques Le Goff
(...). Mon premier signe combine donc dialectiquement la clôture et l’austérité du signe monastique et le rayonnement du signe du pèlerinage. Tout, dans Sainte-Foy de Conques, doit se rapporter à ce double signe de clôture et d’ouverture. Conques est faite pour la demeure, demeure continue du moine, demeure temporaire du pèlerin, de l’homme en route qui s’y retrouvera, s’y rechargera de spiritualité dans la vénération des reliques, la prière et l’illumination.

Pierre Soulages
Ces deux mots de "clôture" et d’"ouverture" conviennent, je les ai concrètement, naturellement rencontrés lorsque j’ai voulu créer une lumière — une lumière, c’est-à-dire un verre — en accord avec le bâtiment, avec les ouvertures sur la lumière naturelle, mais une clôture pour confiner le regard dans l’espace même de l’architecture. J’ai donc cherché un verre qui soit complètement opaque au regard mais qui, laissant pénétrer la lumière naturelle, apparaisse comme émetteur de clarté. La lumière que je souhaitais, je l’ai finalement trouvée. C’est la lumière naturelle mais transformée, transmutée, elle a une intériorité, en accord avec ce lieu admirable, propice à la méditation ou à la prière.

Jacques Le Goff
Le second signe est le primat de l’architecture que je crois reconnaître dans l’église de Conques des XIe et XIIe siècles. L’architecture est toujours très importante dans une église, bien sûr. Mais pour comprendre l’insertion des vitraux de Pierre Soulages à Conques, il me semble important de souligner que l’architecture, dans la définition même de l’art roman, est faite pour aller avec la lumière, en quelque sorte pour la définir. Je ne résiste pas au plaisir, m’abritant derrière les grands noms et les grands esprits, de lire quelques lignes d’un texte d’Henri Focillon dans Arts d’Occident : "L’architecte interprète de la pesanteur est également interprète de la lumière par la façon dont il calcule et combine les effets. Il ne faut pas restreindre cette question aux problèmes de l’éclairage : ils ont une importance capitale, et nous les verrons liés aux problèmes de la structure et de l’équilibre et, durant tout le cours du Moyen âge, leur solution évoluer d’acord avec les solutions constructives. Mais l’étude des effets ne s’y limite pas. Elle concerne le rapport des vides et des pleins, des ombres et des clairs, et peut-être surtout du nu et du décor. Enfin l’architecture n’est pas épure ou photographie : elle est réalisée dans la matière (…). L’esprit isole ces éléments, mais l’on ne doit jamais perdre de vue qu’ils vivent ensemble, que c’est leur étroit concours, non leur juxtaposition, qui fait l’architecture. On aperçoit déjà les relations étroites qui unissent le plan à la structure, le plan aux masses, les masses à l’équilibre, les masses aux effets. Ce que nous appelons le “parti” d’un architecte dans un monument, c’est une pensée synthétique."
(...) L’idée de génie de Pierre Soulages a été de supprimer la bordure habituelle des vitraux qui souligne en le répétant le contour des fenêtres. Dans l’harmonie des couleurs, il a été attentif aux relations entre les vitraux et l’architecture, respectant le mouvement même de cet édifice où le primat de l’architecture ne s’exerce pas aux dépens des autres arts mais avec eux, dans un dessein supérieur de captation de la lumière. Cette volonté de capter la lumière — qui constitue le troisième signe — s’exprime dans la plupart des églises. Mais elle s’impose davantage à Conques.

Pierre Soulages
Dans le texte de Focillon, je remarque deux mots : lumière et pesanteur. Ces deux notions ont guidé ma recherche et la volonté que j’avais de servir ce lieu. J’ai voulu respecter les rapports de lumière et d’obscurité fixés par les dimensions et les emplacements des ouvertures. J’ai voulu différencier le monde de la lumière de celui de l’opacité et de la pesanteur qui est celui des murs. Dans ce bâtiment, la verticale est dominante, impressionnante : la hauteur de la nef est trois fois et demi la largeur. Bien sûr, il y a des pleins cintres, mais il y a surtout des orthogonales, grandes verticales, angles droits, horizontales. C’est pourquoi j’ai instinctivement fait dominer des lignes souples et obliques — il n’y en a aucune dans l’architecture du bâtiment — différenciant ainsi le monde de la lumière de celui de l’opacité. L’architecture est d’autant plus mise en valeur qu’il n’y a pas de redondance des formes de la maçonnerie dans la vitrerie. Pas de bordure non plus pour les vitraux : la bordure serait aussi une redondance de la forme de la baie. Sans bordure la pureté de la forme est en évidence.

Jacques Le Goff
Je voudrais évoquer une question assez importante. L’architecture romane capte la lumière pour l’enclore, non pour la rendre prisonnière, pour la faire rayonner et servir à la double et conjointe activité du mouvement, le recueillement monastique et l’ouverture sur l’illumination et le salut. Lumière mais couleur aussi. Les murs des églises romanes sont devenus nus, dépouillés, austères alors qu’ils étaient sans doute couverts de tentures colorées. (...) Un temps reviendra peut-être où l’on colorera davantage ces églises. Mais ne le faisons pas selon ce mouvement qui me paraît être la négation même du sens historique et qui donne à croire à un retour aux origines. Acceptons au contraire ce nouveau visage, cette nouvelle sensibilité du roman qui est également une vérité : une vérité découverte au cours de l’histoire, qui remplace la vérité colorée des origines avant d’être — qui sait ? — remplacée par une autre réalité. J’aborde ici le thème de l’historicité de l’éternité sur laquelle je conclurai mes propos. Pardonnez-moi cette expression un peu obscure, empruntée à un ami historien de l’art, Jean-Claude Bonne, mais je la crois essentielle. Soulignant l’importance des ouvertures dans l’église de Conques — on dénombre cent quatre fenêtres —, Pierre Soulages a mis en évidence l’ordonnance incontestable de la lumière qui est l’une des composantes majeures de l’identité de ce bâtiment. Il me semble qu’il a tout à fait raison et qu’il rejoint en deux points le signe roman. Je crois d’une part que le sens de la lumière romane c’est le blanc. Une fois que j’ai dit ce mot, je m’empresse de préciser qu’il s’agit d’un blanc qui doit vibrer aux accents de la lumière naturelle. D’autre part, ce "blanc" doit consoner avec la couleur de l’architecture saisie dans son historicité, c’est-à-dire avec les couleurs de la pierre. Avez-vous tout de suite pensé au blanc ?

Pierre Soulages
Tout de suite — quand on dit blanc pour le verre, cela signifie incolore. J’ai surtout pensé à une certaine qualité de la lumière que je voulais voir émaner du verre, obtenir que les baies soient en quelque sorte émettrices de clarté. Lorsque j’ai pris un mètre pour mesurer les différentes proportions des baies, je me suis aperçu avec surprise que celles de la nef nord sont non seulement plus basses mais plus étroites que celles qui leur font face au sud ; au transept, c’est l’inverse, celles du pignon nord sont beaucoup plus larges que celles du pignon sud. J’ai alors compris que cette architecture était liée à une organisation surprenante de la lumière. Voulue ou non, correspondant ou non à une symbolique, c’était ainsi, cela faisait partie de l’identité de ce bâtiment. Si l’on était touché par cet espace architectural, il fallait tenir compte de cette organisation sans la perturber. Quelqu’un m’avait naïvement conseillé : "Vous ne trouvez pas qu’il faudrait rétablir un peu ?". Ce à quoi j’avais répondu : "Vous pensez qu’ils se sont trompés et qu’il nous faut les corriger ?". évidemment non. Par ailleurs, comme vous l’avez souligné, cent quatre ouvertures sur cinquante-six mètres de long, quelle que soit la hauteur de l’édifice, ce n’est assurément pas pour donner à cette église un éclairage de crypte.

Jacques Le Goff
Le quatrième signe que l’on voit à l’œuvre à Conques, c’est un désir de hiérarchiser l’émotivité et la rationalité. Toute œuvre d’art, me direz-vous — et vous aurez raison — est un produit de l’affectivité et de la raison. Il y a une rationalité romane mais je la crois subordonnée à l’affectivité.
(...) Le cinquième signe est le signe eschatologique. Il donne au monument sa vocation d’"opérateur du salut", selon l’expression heureuse de Jean-Claude Bonne dans son essai d’interprétation syntaxique du tympan de Conques, intitulé L’art roman de face et de profil. Jean-Claude Bonne discerne, dans la structure même de cette représentation du Jugement dernier, l’appel à l’historicité de l’eschatologie : sur le tympan de Conques, la Jérusalem céleste, domaine d’éternité, descend sur terre et entre dans l’ici-bas et dans les aléas de l’histoire. Ce monument appelle une sorte de lumière eschatologique exprimant et insufflant le sens de cette historicité de l’éternité. (...) Par conséquent, la lumière produite par les vitraux doit exprimer cette illumination qui, aujourd’hui, peut être ressentie par des croyants et des non-croyants, la religion n’en ayant plus l’exclusivité. (...)

Pierre Soulages

Avant d’imaginer l’ensemble des vitraux, j’ai posé deux très grands prototypes pour juger des réactions du verre, décider des dimensions de la largeur des plombs, des barlotières, etc., l’un dans une des baies de la nef nord, l’autre dans le transept sud, pour avoir une idée de la lumière et de l’accord possible de l’ensemble avec l’architecture. Beaucoup d’éléments qualitatifs et quantitatifs ont été décidés sur place de cette manière. Je me suis aperçu alors que la vibration que je cherchais était liée aux variations de luminance dans le même morceau de verre : j’ai vu comment les différences d’intensité de la lumière naturelle basculaient dans le chromatisme. J’ai observé ces fenêtres à plusieurs heures du jour et je me suis aperçu comment, du matin au soir, changeant avec les variations de la lumière naturelle, elles marquaient l’écoulement du temps. C’est ce qui m’a fortement impressionné dans cette aventure : créer pour un tel lieu une matière qui marque l’écoulement du temps est une rencontre qui a un sens profond et qui a beaucoup compté dans la suite de mon travail.

Questions du public
(...)

http://www.pierre-soulages.com/pages/legoff/extraits.html

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