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Catégories : CEUX QUE J'AIME, Des artistes, Les oeuvres d'art, Voyage

Autopsie pour 5 tableaux de Goya au musée d'Agen(qui m'ont scotché)

par Élisabeth Martin et Christiane Naffah | Article publié en septembre 1997, dans Le Festin n°23-24

Dès 1903, cinq tableaux de Goya entraient au musée d'Agen grâce au legs de la collection du comte Damase de Chaudordy. Il s'agissait du Ballon, de l'Autoportrait, de l'esquisse du Portrait de Ferdinand VII à cheval, de la Messe des relevailles et du Caprice.
Cependant, aucune étude scientifique suffisamment approfondie n'avait réussi à lever le mystère des Goya d'Agen, car de nombreuses questions restaient en suspend, notamment quant aux dates, aux circonstances de leur exécution et même, pour certaines œuvres, au sujet. Ainsi, la présence inexpliquée d'une mongolfière, d'un crayon – et non d'un pinceau – pour l'Autoportrait, ou l'absence de décoration sur la poitrine de Ferdinand VII restaient sujets à caution. C'est grâce à la campagne d'analyses et de restauration menées par le laboratoire de recherches des musées de France que des réponses sont apparues au terme d'une passionnante enquête. Ces découvertes fournissent de nouvelles pistes pour les historiens de l'art qui pourront désormais progresser dans leur analyse artistique. Le fruit de ces investigations a fait l'objet d'une exposition à Agen qui a montré les différentes étapes de ce voyage au cœur de la peinture de Goya.

L'œuvre d'art est en sol un lieu de mémoire accumulant des indices matériels que certaines analyses scientifiques aident souvent à déchiffrer. Les découvertes peuvent concerner l'œuvre avant même qu'elle n'existe, lorsqu'une autre composition a été peinte sur la toile utilisée. Elles peuvent aussi mettre en évidence les modifications effectuées par l'artiste en cours d'exécution ou révéler les aléas de la vie des tableaux bien après leur achèvement.

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Les techniques d'imagerie scientifique, développées au Laboratoire de recherche des musées de France, fournissent des images globales obtenues par des méthodes non destructives, sans atteinte à l'Intégrité de l'œuvre. La peinture est soumise à des rayonnements de diverses longueurs d'onde qui sont plus ou moins absorbés par les matériaux constitutifs. On distingue, d'une part, la lumière visible sous incidence rasante et la lumière ultraviolette qui explorent la surface de l'œuvre et, d'autre part, les rayons X et Infrarouges qui pénètrent la matière en profondeur.
L'image radiographique tient compte de l'opacité et de la transparence de chaque élément de la peinture, le support et son revers, la préparation étendue sur l'ensemble de la toile et les différentes couches picturales. Lorsque des pigments opaques aux rayons X sont employés pour l'exécution d'une étape antérieurement, se manifestent en blanc sur la radiographie. Les rayons infrarouges traversent les couches de vernis et de glacis superficiel; ils révèlent, lorsque les conditions s'y prêtent, dessins sous-jacents, inscriptions cachées ou «repentirs», en cours d'exécution.
Les tableaux du musée d'Agen ont été examinés ainsi et ces investigations ont mis au jour des images inédites illustrant les différentes contributions mentionnées1.

La radiographie du Ballon met en évidence une double composition. Il est intéressant de noter que Goya a réutilisé des toiles, non pas comme la majorité des peintres, surtout pour des œuvres de jeunesse, mais pour des œuvres peintes dans les années 1808-1812, au moment des troubles consécutifs aux campagnes napoléoniennes. Les Vieilles, du musée de Lille, examinées au LRMF en 1970, Les Majas au balcon (collection particulière), La Maja et la Célestine (collection particulière), masquent des compositions datant probablement du 17e siècle, selon l'article de Juliette Wilson-Bareau dans le Burlington Magazine de février 1996.

Pour que les formes sous-jacentes prennent un sens, il est nécessaire de retourner tête-bêche l'image aux rayons X du Ballon. Un personnage, à la figure bien charpentée et énergique vêtu d'une robe à petits boutons alignés, tient une plume pour écrire sur un livre ouvert. Il porte un cordon avec une croix de petite taille à la hauteur de la poitrine. Il s'agit à n'en pas douter d'un ecclésiastique. L'exploration en réflectographie infrarouge a permis de découvrir un texte indiquant l'identité du personnage. Bien que partiellement dissimulée par le ballon peint en surface, l'inscription déchiffrée et traduite sommairement mentionne que l'abbé dom Manuel était «fils de la Maison de saint Nordbert à Valladolid». Il occupait une chaire à l'université (de Salamanque ?) et était évêque.
Le personnage, contemporain de Goya d'après la date de 176(9 ?) relevée sur le texte, appartenait-il au cercle de ses amis ou connaissances ? Antonio Maravall, dans le catalogue de l'exposition Goya de 1970 à Paris au musée de l'Orangerie, a souligné la connivence qui existait entre Goya et les esprits éclairés de son temps et a noté l'intérêt avec lequel le peintre a exécuté les portraits de philosophes qui maniaient la plume plutôt que le crayon. Des recherches sont en cours pour tenter d'élucider ce point capital qui permettra d'établir éventuellement un lien entre ce portrait d'évêque et l'auteur du Ballon.

Les radiographies de l'Autoportrait et de l'esquisse du Portrait de Ferdinand VII à cheval indiquent des modifications en cours d'exécution qui suscitent des commentaires non sans intérêt, surtout pour le portrait de Goya par lui-même. Initialement l'artiste avait prévu pour le roi d'Espagne un couvre-chef d'un autre style que celui qui a été représenté sur l'esquisse et aussi sur la version de grand format du musée du Prado. Le "bicorne" de forme allongée était déjà porté par les prédécesseurs de Ferdinand comme on l'observe sur des tableaux de Charles IV peints par Goya. Faut-il voir dans le choix d'un bicorne en hauteur un changement de mode par suite d'un certain laps de temps qui se serait écoulé entre la première pensée et la commande officielle ? La position du souverain sur sa monture était aussi sans doute légèrement différente dans la première phase de l'esquisse, car le harnachement du cheval est visible sous l'actuelle jambe du monarque.
La radiographie de l'Autoportrait indique clairement que Goya s'était représenté dans un premier temps avec des brosses et des pinceaux à la main. Peut-être avait-il aussi une palette dans l'autre main car une légère forme ovoïde apparaît faiblement dans la partie Inférieure de la composition. Tenant ses pinceaux en faisceau, l'artiste ne se portraiture pas en activité, mais en situation de pose pour la postérité.

Il a ensuite recouvert ses outils de travail pour les remplacer par un porte-crayon glissé entre ses doigts. Le vêtement, au modelé vigoureux d'après la radiographie, a sans doute lui aussi été repris pour faire place à des formes plus souples avec un grand col mou. Le fond gris-bleu ne recouvre pas entièrement l'emplacement prévu à l'origine pour une chevelure plus volumineuse comme le confirment les documents infrarouges.
Avant d'entreprendre, la restauration d'un œuvre, un constat précis de son état est établi afin de mieux appréhender la peinture dans toute sa matérialité. Fait à l'œil nu, souvent dans le musée, il est complété par les investigations réalisées en laboratoire. Il constitue un jalon documenté de la vie de l'œuvre car il témoigne d'un état que la restauration, si nécessaire, va améliorer donc modifier. Il débouche sur un diagnostic et, au besoin, sur une proposition de restauration.
Celle-ci peut comprendre plusieurs interventions : sur le support, il s'agit alors d'une mesure conservatoire, et/ou sur la couche picturale, il est question dans ce cas d'une amélioration esthétique. La décision de restaurer est prise de manière collégiale. Une commission de spécialistes, regroupant historiens d'art, conservateurs, scientifiques et restaurateurs, siège afin d'examiner les propositions de restauration et d'orienter les décisions d'intervention. Les constats d'état des cinq tableaux révèlent qu'aucune restauration du support n'est nécessaire. Les interventions, légères, se limitent à la couche picturale.

L'Autoportrait est peint sur une toile fine d'armure toile, au tissage serré. La préparation rouge affleure sous les carnations au niveau de l'œil droit, du nez et des oreilles. Ailleurs la matière picturale est épaisse et travaillée. L'œuvre présente, sur le pourtour, des guirlandes de tension, prouvant que le portrait n'a pas fait l'objet de changement de format. En revanche, il a subi un acte de vandalisme en 1949 : il fut découpé dans son cadre et volé au musée d'Agen. Retrouvé à la frontière suisse en 1950, il a été restauré en 1953 : une bande verticale irrégullère de toile assez lâche a été incrustée le long de la déchirure et l'ensemble a été rentoilé à la colle. Actuellement, l'adhérence de la couche picturale au support est bonne. On note seulement quelques pertes de matière le long de la coupure. L'état de présentation est peu satisfaisant, en raison d'un vernis mat et de repeints nombreux, consécutifs au vandalisme, qui apparaissent nettement sur la photographie ultraviolette. Ils ont viré sur les bords de la déchirure et sur le vêtement où Ils ont été posés sans masticage préalable des lacunes.
Une restauration fondamentale comprenant l'allégement du vernis, l'enlèvement des repeints, le masticage des lacunes et une réintégration plus fine que lors de la dernière restauration, est proposée à la commission, afin de retrouver la légèreté de la touche, le volume du vêtement.

Peint sur une toile assez fine et serrée, Le Ballon2 est caractérisé par des rehauts énergiques posés avec une brosse qui laisse des traînées empâtées révélatrices de l'art du peintre. L'artiste a utilisé un outil plat de type couteau à palette qu'il maniait en droitier, de gauche à droite, comme la radiographie le met très nettement en évidence. Certaines œuvres "noires" de la Quinta del Sordo, résidence de Goya de 1820 à 1824, présentent cette même technique d'une audacieuse modernité, mais aussi quelques œuvres peintes avant 1812 et figurant dans l'inventaire établi à la mort de Josefina Bayeu, femme de l'artiste. Il en va ainsi de Majas au Balcon comme l'indique Jeannine Baticle dans son ouvrage consacré à la Galerie espagnole de Louis-Philippe.
La matière picturale garde en mémoire des empreintes digitales situées sous la nacelle du ballon et semblerait confirmer l'utilisation d'une technique au doigt, mentionnée par J. Baticle. Elle garde également la marque de l'ancien châssis plus étroit que le châssis actuel mis après le rentoilage de l'œuvre.

Le tableau présente un vernis transparent, quelques matités et des repeints sur le bord supérieur. Ceux-ci sont effectués avec un pigment qui réagit différemment au rayonnement infrarouge que les pigments bleus utilisés pour peindre le ciel, probablement en bleu de Prusse. Une proposition d'intervention très légère et présentée à la commission : décrassage de la couche picturale, revernissage et harmonisation des repeints. Or, celle-ci juge le vernis inégal et en préconise l'égalisation ainsi que l'enlèvement de certaines retouches désagréables à l'œil. La décision prise, la restauratrice effectue un amincissement du vernis quand il est en surépaisseur et la suppression des repeints périphériques très gênants.

L'esquisse pour le Portrait de Ferdinand VII à cheval présente une ligne de démarcation visible à l'œil nu dans la partie supérieure du tableau. Une différence du réseau de craquelures apparaît à la lecture de la photographie en lumière rasante, bien que le support en toile fine et serré soit d'un seul morceau et conserve les guirlandes de tension sur le châssis des quatre côtés. Les coups de pinceau de teinte sombre, étendus dans la partie supérieure du ciel, recouvrent cette ligne, sans se fondre dans le bleu plus clair de la composition centrale. S'agit-il d'une modification voulue par Goya ou apportée par un autre intervenant ? Les analyses effectuées directement sur l'œuvre sont en faveur de la première hypothèse.
L'adhérence de la couche picturale au support est bon, à l'exception de l'angle inférieur droit. Des déplacages de glacis bleu et rouge – peut-être produits lors de l'ancien rentoilage – affectent le vêtement. Ils ne doivent pas être confondus avec des réserves laissant apparaître la sous-couche. Le vernis est inégal, gris et sale. La commission estime qu'il faut une intervention légère : décrassage, égalisation du vernis, refixage, réintégration des déplacages. En conséquence, la restauratrice enlève ponctuellement des dépôts de crasse et de vernis sur la surface picturale et dans les empâtements.
Ce protocole de restauration, modéré, qui prolonge et corrige les interventions précédentes dont nous savons peu ou rien, et appliqué à la Messe des relevailles. Une restauration plus poussée du Caprice s'impose en raison des dédoublements et des soulèvements de la couche picturale qui nécessite un refixage, et d'un vernis gris et sale qui «enterre» l'œuvre.
L'accrochage au musée d'Agen des cinq œuvres de Goya, ayant retrouvé leur lisibilité et leur éclat, sera accompagné d'une exposition des principaux documents scientifiques et d'un court reportage photographique de leur restauration afin d'associer le public aux récentes découvertes.

Notes
1. Dossiers réalisés par Marc de Dree, Jean Marsac et Gérard de Puniet.
2. Anciennes restaurations : 1955 : restauration de la couche picturale par Henri Linard (masticage, refixage d'écaillés, vernissage) fait à Agen, payé par la Kunstablle de Bâle ;1980 : dépoussiérage par Jeanne-Laurence Guinand, à l'occasion de l'exposition «L'art européen à la cour des Bourbons d'Espagne au 17e siècle» (Bordeaux- Paris-Madrid, une lettre de Mme Baticle).

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