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Catégories : Livre

Monstrueux de laideur

Livres. Le concept esthétique en textes et en images.
VINCENT NOCE
QUOTIDIEN : samedi 8 décembre 2007
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«Le beau n’a qu’un type, le laid en a mille», écrivait Victor Hugo. Deux ouvrages lui donnent raison. Deux anthologies de textes, qui font scintiller mille facettes de la laideur, accompagnées de courts éclairages. L’Histoire de la laideur d’Umberto Eco est remarquable par certains écrits de la Renaissance et son iconographie. L’auteur s’échappe dans le peuple des monstres, offrant une fantastique galerie de peintures : la tête coupée de laMédusede Rubens en nid grouillant de serpents, monstrueux parmi les monstres, asticots qui entreprennent la chair sanglante… Pour ceux qui les ont fait naître, ces mythes étaient loin d’avoir l’imagerie anodine d’aujourd’hui ; les Sirènes d’Homère étaient d’infects rapaces, les Harpies de Virgile, des oiseaux aux pattes crochues, au teint «blême de faim». Imagination et périples nourrissent cet univers de cynocéphales, de Scythes qui se couvrent le corps de leurs oreilles. Toutes ces «races au visage monstrueux» nées en Orient. Les autres, donc.

La métamorphose peut cependant gagner en complexité en se faisant aimable - cas des licornes… Saint Augustin va plus loin, réintégrant le laid dans la cité divine. Non seulement Dieu a son dessein dans toute création, mais Il sait «par quels contrastes s’agence la beauté de l’univers». Le laid prend donc son sens, fût-ce en faisant briller la beauté. Le Mal n’ayant pu être désiré par Dieu, il n’est que soustraction au projet divin : la laideur ne peut en être sa forme. Eco parle d’une «rédemption de la laideur». Diderot reprendra cette idée du laid comme élément organique du cosmos : l’artiste doit peindre genoux gonflés et jambes courtes, mais en faisant «ressentir cette liaison secrète» avec un univers qui, cette fois, prend le nom de nature.

Souffrance.Entre-temps, la pensée augustinienne et l’évolution de l’Eglise auront fait basculer l’histoire de l’art : le Christ en majesté, flottant sur la Croix dans l’iconographie byzantine, a cédé la place à un corps martyrisé, jusqu’à devenir dans le gothique rhénan une plaie purulente, incarnation d’une atroce laideur. Donc homme. «C’est pour le bien de ta foi que le Christ s’est rendu difforme, mais il reste toujours beau» (Augustin, reprenant Platon). Sa difformité est «ce qui te donne forme».

Parallèlement, épidémies, guerres et famines font reprendre leur liberté aux spectres. Cavaliers de l’Apocalypse et tourbillon du Jugement dernier, l’effroi rappelle le chrétien à ses devoirs. La science aussi ouvre un espace à la puissance imaginative des artistes, l’alchimie dans les scènes d’un Jérôme Bosch, le darwinisme, au XIXe siècle, qui entraîne l’éclosion des mouvements culminant dans le transformisme. Loups-garous, Dracula ou créature de Frankenstein sont les héros blêmes de cette littérature.

Contredisant Kant, pour lequel la laideur anéantit la satisfaction esthétique, Hegel cherche l’étincelle de la création dans le choc affrontant beau et laid. Pour Hugo, «le sublime et le grotesque se croisent dans le drame» comme dans la vie. Cette notion du sublime fait exploser l’opposition du beau et du laid en les entremêlant, mais aussi en les occultant. Baudelaire brouille encore davantage les frontières en se posant parmi ces «esprits curieux et blasés», avides d’une «jouissance de la laideur, qui est la soif de l’inconnu et le goût de l’horrible», l’appel secret de «la vermine qui vous mangera de baisers».

Sorcières. Le laid est aussi le souffrant, le malheureux de Dickens ou de Hugo, celui des expressionnistes, qui dit la laideur de la société. La laideur sert également de fondement à la haine de la femme, périodiquement réduite à l’état de force terrifiante, d’une dangerosité rendue infinie par sa faculté d’enfantement. C’est la preuve de la sorcière : si elle est difforme, c’est l’évidence de sa corruption ; si elle est belle, c’est qu’elle excelle à la dissimuler.

Dans sa théorie de l’esthétique, Adorno développe la dialectique hégélienne en évoquant «le sombre éclat» du rayonnement des œuvres d’art, d’une beauté «gouvernée de part en part par la négativité qu’elle semble avoir maîtrisée». L’art, lance-t-il à la création contemporaine, ne peut cependant renoncer au beau ni ériger la laideur en loi formelle, au risque de se perdre dans l’impuissance.

Dissonance. Eco embrasse beaucoup. L’assimilation de la laideur à la monstruosité prête à discussion. On ne le suit pas toujours sur le futurisme, le kitsch ou le risible de la caricature. L’ambition d’exhaustivité touche à ses limites par le foisonnement même dans lequel il entraîne son lecteur, avec tout son charme.

Dans un opus plus modeste, Gwenaëlle Aubry explore le sentiment de la laideur, en écho à son dernier roman, Notre vie s’use en transfigurations. Elle cite Rilke, Kandinsky, ou Schönberg sur la dissonance… Elle fait ressortir avec davantage de nuances la positivité montrée envers la laideur dès l’Antiquité. Plotin a ainsi de belles lignes sur la grâce de l’homme contrefait, plus beau que la plus belle des statues parce que vivant. L’historien d’art Panofsky a montré l’influence de cette poésie sur le maniérisme, pour lequel la véritable beauté réside dans le feu de la vie.

http://www.liberation.fr//culture/livre/296621.FR.php?utk=008b428a

Commentaires

  • Belle érudition. J'aime beaucoup. Ce qui est drôle pour moi, en lisant ton article, c'est que dans ma bibliothèque, j'ai un bouquin de Eco qui s'appelle... histoire de la beauté. Du coup, j'ai envie d'acheter son histoire de la laideur. bises Penny

  • Une laideur séduisante....

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