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Catégories : CE QUI M'ENERVE/ce que je n'aime vraiment pas

La vogue Hessel ou la tentation du livre à bas prix

 

LE MONDE DES LIVRES | 23.06.11 | 10h25  •  Mis à jour le 23.06.11 | 10h25

 

Il y avait eu, en 1998, le succès phénoménal de Matin brun, de Franck Pavloff, qui a fait la fortune de Cheyne, petit éditeur de poésie installé au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), sur les hauts plateaux du Vivarais. Vendue un euro, cette nouvelle de 12 pages, un récit antifasciste qui montre jusqu'où peut conduire la peur et l'absence de révolte, est devenue un best-seller en 2002. Elle a dépassé les 1,5 million d'exemplaires vendus après le traumatisme causé par la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle.

Depuis, les libraires se sont mis à raffoler de ces petits livres à bas prix qu'ils peuvent installer à côté de la caisse. Certains, comme L'Art de péter, de Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut (Payot, 2006), ont même entamé des carrières de long-sellers, tant en librairies physiques que sur Amazon.

Mais c'est avec la sortie, en octobre 2010, d'Indignez-vous !, de Stéphane Hessel, que l'édition française a connu une véritable révolution. Cette brochure de 32 pages, vendue 3 euros et publiée par Indigène, une petite maison montpelliéraine dirigée par Jean-Pierre Barou et Sylvie Crossman, a passé la barre des 2 millions d'exemplaires vendus, huit mois après sa sortie (selon Edistat).

L'engouement est d'ailleurs européen, puisque les traductions d'Indignez-vous ! en Espagne, en Italie et en Allemagne caracolent en tête des palmarès.

D'autres éditeurs se sont aussitôt engouffrés dans la brèche ouverte par l'opuscule d'Hessel, en publiant des "livres-plaquettes" bon marché. Du même Hessel, les éditions de l'Aube ont opportunément commercialisé un entretien-pamphlet, Engagez-vous !, vendu 7 euros. Après la catastrophe nucléaire survenue au Japon, Daniel de Roulet, écrivain et ingénieur dans une centrale nucléaire, a signé Tu n'as rien vu à Fukushima (Buchet-Chastel, 32 p., 2 €). Dernier exemple en date, Votez pour la démondialisation ! (Flammarion, 92 p., 2 €), rédigé par le député socialiste Arnaud Montebourg, figure depuis sa parution, il y a trois semaines, dans les différents classements de meilleures ventes.

Lors de ses voeux à la profession, le 6 janvier, Antoine Gallimard, président du Syndicat national de l'édition (SNE), avait salué "le succès exemplaire" d'Indignez vous ! "Le dialogue entre générations peut être encore porté par un livre. C'est une bonne nouvelle", avait ajouté le PDG des éditions Gallimard.

Avec six mois de recul, néanmoins, tous les éditeurs ne partagent pas un tel optimisme. "Ces petits livres sont-ils de "vrais" livres ?", s'interroge par exemple Alexandre Laumonier, responsable de Zones sensibles, une jeune maison installée en Belgique. "A 3 euros l'exemplaire, l'économie de l'édition n'a pas d'avenir possible. Cela ressemble à un livre numérique bas de gamme : contenu faible, petit format, petit prix... mais, hélas, grande circulation", déplore-t-il. De fait, "un marché qui fait beaucoup de volume et peu de valeur n'est pas sain économiquement", explique un autre éditeur.

En ce sens, l'édition française connaît aujourd'hui une situation en trompe-l'oeil. D'un côté, la crise est là : en témoigne par exemple la montée vertigineuse des livres invendus que les libraires renvoient aux éditeurs ; mais aussi le fait que le niveau des ventes qu'un livre doit atteindre pour entrer dans les palmarès est de plus en plus bas. "Quand la marée est aussi basse, un bigorneau a l'air d'un rocher", ironise Olivier Nora, PDG de Grasset et Fayard.

D'un autre côté, alors que le marché plonge depuis février, cette crise est masquée par les performances du "Hessel" et de ses avatars. Certes, au cours des cinq premiers mois de l'année, les ventes de livres en littérature et documents ont atteint 7,2 millions d'exemplaires, contre 6 millions en 2010, sur la même période, soit une progression de 22 %. C'est la littérature qui résiste le mieux, avec des succès comme L'Armée furieuse, de Fred Vargas (Viviane Hamy), ou La Couleur des sentiments, de Kathryn Stockett (Jacqueline Chambon), devenu un long-seller. Mais si l'on ne tient pas compte des ventes d'Indignez-vous !, le marché tombe à moins 3 %. Pour les seuls documents, le recul atteint même moins 35 %.

Alors, les éditeurs sont-ils en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis ? Eric Vigne, responsable du secteur "Essais" chez Gallimard, se montre plutôt serein. Selon lui, le succès des "Folio 2 €" valide cette démarche, du moins lorsqu'elle est adossée à des publications de fond. Parmi les best-sellers de cette collection figurent ainsi des inédits comme Petit éloge de la douceur, de Stéphane Audeguy, ou des titres classiques comme le De la constance du sage, de Sénèque. Pour le reste, Eric Vigne ne cache pas une certaine préoccupation : "En publiant sous forme de livres des textes qui ressemblent plus à des articles de journaux, nous prenons le risque d'accréditer aux yeux des lecteurs que tout peut être dit en 100 pages."

Au regard de ces petits livres, une autre inquiétude existe. Si, à l'origine, ils étaient plutôt destinés aux grands réseaux de distribution comme les hypermarchés, ils sont de plus en plus vendus dans les librairies classiques. Là encore, est-ce au détriment de "vrais" livres ? La question mérite d'être posée. En attendant la réponse, les éditions Fayard annoncent pour la rentrée un nouvel opus à 3 euros cosigné par le sociologue Edgar Morin et... Stéphane Hessel.

Alain Beuve-Méry

http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/06/23/la-vogue-hessel-ou-la-tentation-du-livre-a-bas-prix_1539619_3260.html

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