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Catégories : A lire, Le paysage

Une mine d’usines

 

Critique

16 janvier 2013 à 22:06 (Mis à jour: 18 janvier 2013 à 10:28)
Par EDOUARD LAUNET

 

Sites. De la saline du Jura à la centrale nucléaire de Chinon, en passant par l’île Seguin, un ouvrage met en lumière six siècles de patrimoine industriel en France.

La chocolaterie Meunier (XIXe siècle) à Noisiel (Seine-et-Marne). - Myrabella

Un jour, peut-être pas si lointain, la France aura été épluchée de toute son activité industrielle par les pays à la main-d’œuvre bon marché, et il ne restera dans le paysage que des carcasses d’usines ou de manufactures que l’on regardera comme des bâtiments étranges, des temples vides où rien ne subsistera des processus de production qui y étaient mis en œuvre. On s’interrogera : Que s’est-il passé là ? D’où ont surgi ces navires échoués ? Comment s’y sont articulés les formes et travail ? Peut-on réinvestir ces vestiges et pour y faire quoi ? Eh bien, cette impression et ces questions viennent tout naturellement à l’esprit en feuilletant Architectures et paysages industriels : l’invention d’un patrimoine, l’ouvrage qu’ont conçu deux spécialistes du patrimoine industriel, Jean-François Belhoste et Paul Smith (1), et mis en (superbes) images par le photographe Pierre-Olivier Deschamps.

Ogives. Non pas que les auteurs aient voulu alerter sur la désertification industrielle du pays. Leur objectif est tout autre : présenter un échantillonnage marquant du patrimoine industriel français du XVe au XXe siècle et, surtout, en montrer la beauté, la diversité. Car il faut d’abord regarder pour comprendre. Comme une croisée d’ogives renseigne sur la foi au temps des cathédrales (gothiques), les lignes d’une usine du XIXe siècle permettent de percevoir un peu des espoirs des artisans de la révolution industrielle.

L’échantillonnage a conduit à ne retenir que trente sites, pas nécessairement les plus connus, ce qui leur permet de bénéficier chacun d’une dizaine de pages. Cet éventail contient presque toutes les tendances de l’architecture industrielle, du classique au futuriste, du très décoratif au très fonctionnel. La saline de Salins-les-Bains (Jura) nous renvoie au XVe siècle, mais l’usine Peugeot-Citroën de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) nous rapproche de la production contemporaine. La chocolaterie Menier à Noisiel (Seine-et-Marne) est un joyau d’arts décoratifs et d’architecture, tandis que la partie ancienne de la centrale nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire) affiche les formes radicales, dépouillées de toute forme d’ornement, d’un réacteur graphite-gaz sans postérité. Car la filière nucléaire française s’est ensuite orientée vers les réacteurs à eau pressurisée qui n’ont de remarquable, extérieurement, que leurs grandes tours aéroréfrigérantes où se condense la vapeur d’eau crachée par les turbines, mais c’est une autre histoire.

Comme la religion, la royauté ou l’enthousiasme balnéaire du XIXe siècle, l’industrie a fait naître un patrimoine architectural spécifique que les chercheurs ont entrepris de documenter depuis la fin des Trente Glorieuses, soit le milieu des années 70. Parmi les 43 000 monuments historiques, on trouve aujourd’hui 830 sites industriels. Les directions régionales du patrimoine ont lancé de grandes campagnes de recensement qui viennent nourrir l’inventaire supplémentaire. Des sites ont été ouverts au public (l’usine marémotrice de la Rance, en Ille-et-Vilaine, est le plus visité). Des photographes ont laissé traîner leur œil sur et autour de ces bâtiments en y cherchant des lignes, du sens, du mouvement, rarement de l’histoire.

Dès avant la dernière guerre, l’Allemand Albert Renger-Patzsch (1897-1966) avait fait un travail photographique percutant autour des formes des usines et des machines, y cherchant une énergie plus qu’un patrimoine (2). Bernd et Hilla Becher ont prolongé ce regard avec leurs célèbres séries froides et systématiques. Le Français Stéphane Couturier, parmi d’autres, a révélé qu’usines et chantiers avaient leur beauté propre. Pierre-Olivier Deschamps, lui, arrive avec l’œil d’un photographe habitué à traquer dans l’architecture des proportions étranges et des détails singuliers. Lors d’un travail sur la cathédrale de Strasbourg, il s’était employé à photographier les parties non publiques de l’édifice (combles, sacristie, etc.), comme dans un récent travail autour du «Versailles caché» où il s’amuse du contraste existant entre les espaces privés (par exemple le minuscule boudoir de Marie-Antoinette) et les parties monumentales. Ce choc des proportions est celui qui se joue entre l’être humain et ses projections, qu’elles soient nées de la foi, du pouvoir ou de la production de masse. Les usines et manufactures, elles aussi, affichent ces différences d’échelle, ce mélange d’intime et de colossal.

Et puis il y a le passé. Pierre-Olivier Deschamps se souvient encore du choc qu’il a ressenti le jour où il est entré dans la grande carcasse abandonnée des usines Renault, il accompagnait alors l’architecte Tadao Ando, chargé de créer pour François Pinault un musée sur l’île Seguin. «Il n’y avait plus rien qui évoquait l’automobile, se souvient le photographe. Alors je me suis dit, oublions l’auto, essayons plutôt de faire vivre en image la transition du site vers sa nouvelle fonction.» Photographier en regardant vers l’avenir. Mais, on le sait, le projet fut abandonné par Pinault et l’île Seguin a été rasée, sans lendemains encore bien concrets. Comme disait Tadao Ando pour relativiser la valeur de cette friche industrielle : «Avant l’auto, il y avait une île.» Retour à la terre !

«Beauté». L’avenir, c’est aussi une des préoccupations de l’ouvrage. D’abord parce que certains sites présentés sont encore en activité, comme les très tubulaires raffineries de Gonfreville-l’Orcher, près du Havre. Ensuite parce que les auteurs consacrent une partie importante du livre à la réhabilitation des friches industrielles, des Grands Moulins de Pantin, près de Paris, devenus immeubles de bureaux jusqu’aux sites miniers du Nord-Pas-de-Calais, désormais inscrits sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, devenus lieux de mémoire. «Ce livre se veut une invitation à ouvrir les yeux sur la beauté des usines», insistent Paul Smith et Jean-François Belhoste. Beauté difficile à percevoir désormais dans les «hangars à produire» qui surgissent encore parfois dans ce pays, mais évidente dans, par exemple, les traces que l’industrie lainière a laissées à Roubaix.

(1) Respectivement directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et chercheur à la Direction générale du patrimoine. (2) Une de ces images est présentée à la BNF dans le cadre de l’expo «la Photographie en cent chefs-d’œuvre». Les archives de Renger-Patzsch ont été détruites pendant la guerre.

Architectures et paysages industriels : l’invention d’un patrimoine de Jean-François Belhoste et Paul Smith La Martinière, 271 pp., 65 €

http://next.liberation.fr/design/2013/01/16/une-mine-d-usines_874538

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