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Jean-Baptiste Say L’autodidacte entrepreneur

Par Daniel Bastien | 13/08 | 03:00 | mis à jour à 12:01
 
 

Touche-à-tout passionné, l’autodidacte de l’économie politique a nourri son œuvre d’expériences et de concret en traversant une des périodes les plus mouvementées de l’Histoire de France. Inventeur du concept d’« entrepreneur », il a lui-même « mis les mains dans le cambouis » en devenant chef d’entreprise. Théoricien et professeur au Collège de France, il a été ami et inspirateur des grands libéraux de son temps.

Albert Harlingue/Roger-Viollet
Albert Harlingue/Roger-Viollet

On peut être tout à la fois le plus grand économiste « classique » français du XIXe siècle, et aussi un personnage atypique et plutôt attachant. Comme Jean-Baptiste Say… Un rien amnésique, l’Histoire a un peu passé par pertes et profits son inventivité, son originalité, la force de ses convictions, la célébrité qu’il a connue de son vivant, et tout simplement son héritage : pour le grand public, son nom reste au mieux attaché au très renommé lycée de la rue d’Auteuil dans le XVIe arrondissement de Paris… On lui doit pourtant le concept d’« entrepreneur » ou même, en écho lointain de ses travaux, le fameux slogan « Travailler plus pour gagner plus », rappelle Jean-Pierre Potier, professeur en sciences économiques à l’université Lumière Lyon-II.

A sa décharge, le théoricien de la fameuse « Loi des débouchés » est un rien difficile à cerner. La faute à ses multiples drôles de vies, dans une époque de déconstructions-reconstructions : avoir vingt-deux ans quand éclate la Révolution française et connaî­tre successivement la Terreur, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet – le tout sur fond de révolution industrielle naissante – peut expliquer bien des virages… De soubresauts politiques en bonnes ou mauvaises fortunes familiales, le voilà donc grouillot de maison de commerce, puis employé de banque, auteur de théâtre, membre influent d’un groupe d’intellectuels, engagé dans l’armée révolutionnaire, journaliste, homme politique, chef d’entreprise, professeur au Collège de France, ou encore cofondateur de la première école de commerce au monde, l’Ecole spéciale de commerce et d’industrie, devenue aujourd’hui l’ESCP Europe. Un vrai touche-à-tout. Et un pont permanent entre expérience et théorie, qui, dès quinze ans, tâta de l’économie, vite devenue le « fil rouge » de cette vie quelque peu décousue. « Les chats ne font pas des chiens », dira-t-on, en notant un fort atavisme familial : ces huguenots de Florac, puis de Nîmes, puis exilés, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, à Genève, en Angleterre ou aux Etats-Unis, ont pendant des générations été marchands drapiers. Jean-Etienne, son père, était négociant en soie à Lyon avant de devenir courtier de banque et agent de change à Paris, et de fonder une des grandes dynasties bourgeoises françaises. Son frère Louis, le catholique de la famille, fut quant à lui fondateur de la compagnie sucrière Louis Say et Cie après avoir été courtier de commerce à Paris et industriel cotonnier à Abbeville. Différence de taille avec son industrieuse ou financière parentèle, toutefois : « L’ambition de Jean-Baptiste Say n’a jamais été de s’enrichir, rappelle André Tiran, professeur à l’université Lyon-II, il a choisi l’activité libre du scientifique quel qu’en soit le prix. » De ses ancêtres protestants, il a à l’inverse hérité d’un caractère bien trempé : « Il est de la race des rebelles », ajoute son ­biographe Gérard Minart.

Une éducation décalée

Clin d’œil du destin, le petit Jean-Baptiste, aîné de quatre fils, est né le 5 janvier 1767 à Lyon, alors la capitale française de l’industrie. Les activités de son père sont prospères et les Say vivent confortablement sur le très huppé quai Saint-Clair (aujourd’hui quai André-Lassagne) dans le quartier des affaires lyonnais. Il y reçoit une curieuse éducation décalée qui le marquera à vie. Ouvert, l’horizon de Jean-Etienne Say ne se borne pas au commerce et le père veut éviter au fils l’emprise des écoles traditionnelles. Jean-Baptiste se retrouve ainsi auprès d’un oratorien fou de physique expérimentale… et vraisemblablement à l’origine de son penchant pour l’observation et le « concret ». Sa formation se poursuit sur le même air comme interne à Ecully, près de Lyon, dans l’institution de deux drôles d’Italiens, Giro et Goratti, en guerre contre les préjugés et adeptes des méthodes nouvelles d’enseignement. Cette éducation pleine de lacunes, mais riche des idées du temps, tournera court. Les affaires de son père périclitent, le contraignent à monter à Paris et à se reclasser dans la banque.

Pour Jean-Baptiste, qui a quinze ans, la messe est dite : il se formera désormais sur le tas. D’abord comme apprenti dans une maison de commerce, puis, à dix-huit ans, deux années durant en Angleterre. Chez des grands commerçants de Croydon traitant avec les Antilles et les Indes, le jeune stagiaire parfait son anglais mais va surtout assister, enthousiaste, aux bouleversements d’un pays travaillé par une révolution technique et industrielle inédite. C’est en 1785 que la machine à vapeur est introduite dans l’industrie britannique… à cette même époque, l’économie politique et le libéralisme économique s’insinuent dans l’esprit de Say. Il allait en devenir un des premiers apôtres.

Retour à Paris en 1787. Il a vingt ans. Commence alors pour lui un incroyable enchaînement de métiers et de circonstances qui, tout au long d’un parcours­ qui ne connaît toujours pas la ligne droite, le conduiront à la postérité. La chance est au rendez-vous : il entre comme employé de banque chez Etienne Clavière. Ce financier protestant genevois, qui deviendra ministre des Finances en 1792, l’introduit dans le groupe des Girondins et lui met surtout entre les mains « La Richesse des nations » d’Adam Smith. Une « révélation » qui décidera de sa vocation d’économiste. Pour l’heure, l’incorrigible vibrion profite de cette position enfin stable pour donner libre cours à sa passion pour le théâtre (il a écrit sa première pièce à treize ans, « Le Tabac narcotique », inspirée d’un fait divers, puis les très prosaïques « La Tante et le Prétendu » et « Le Curé amoureux ») ou s’intéresser à la presse (il publie en 1789 une brochure, « La Liberté de la presse », puis s’occupe du « Courrier de Provence », le journal de Mirabeau). Libéral et républicain convaincu, il soutient surtout la Révolution dans les cercles d’artistes, d’écrivains et de penseurs. Avec eux il s’engagera dans la campagne de l’An II et sera victorieux à la bataille de Valmy. Mais la Révolution est une broyeuse : la Terreur évince les Girondins et provoque le suicide de Clavière. Nouveau tournant : Say sera journaliste ! Rédacteur en chef et patron, de 1794 à 1799, de la revue du groupe des Idéologues, « La Décade philosophique, littéraire et politique » qui promeut les idées nouvelles, il y croise alors tout ce que l’époque compte de grands noms. La politique n’est pas loin… La revue soutient le Directoire et le coup d’Etat du 18 Brumaire. Say devient proche de Bonaparte. C’est lui qui lui dresse la liste de livres à emporter lors de son expédition d’Egypte, et c’est sans surprise qu’il sera nommé en 1799 député au Tribunat, l’une des 4 assemblées du Consulat, où il siège au comité des Finances.

Say est à son affaire. L’économie politique est désormais au cœur de ses fonctions et de ses préoccupations. Il formalise ses idées dans son « Traité d’économie politique », publié en 1803, qu’il conçoit lui-même comme une sorte de vulgarisation – souvent critique – du livre d’Adam Smith. Ce coup d’essai est un grand succès de librairie : l’ouvrage connaîtra pas moins de quatre rééditions de son vivant et des tirages exceptionnels traduits dans de nombreuses langues.

Ses idées sont en place. Il continue à les nourrir de ses expériences et de ses correspondances avec Ricardo, Malthus – des amis –, Sismondi, ou Thomas Jefferson – le président des Etats-Unis et fervent admirateur. « On n’est jamais mieux gouverné que lorsqu’il n’y a pas de gouvernement », « l’impôt doit être le plus petit possible », disait-il tout de go. Pour lui, l’Etat est nécessaire au respect de l’Etat de droit, et nocif au-delà. Partisan d’un système économique de la libre concurrence et du « laisser-faire » – ce qui en fait pour certains le père de l’ultralibéralisme –, sa plus célèbre réflexion est la Loi des débouchés, dite « loi de Say ». Une théorie de l’offre souvent résumée par la formule « l’offre crée sa propre demande » : « Quand un entrepreneur perçoit un marché, il décide de produire et distribue donc du pouvoir d’achat à ses salariés, ce qui crée de la demande » ; donc « plus les producteurs sont nombreux et plus les productions sont multiples, plus les débouchés sont faciles », traduit Jean-Pierre Potier. Autres convictions novatrices de l’économiste, que son singulier parcours a rendu industrialiste : l’entrepreneur, comme l’innovation, est au centre du système ; les « services » font partie de la production ; et la valeur d’un produit reflète son utilité et donc sa demande, et non ses coûts de production. L’intellectuel en fera vite l’expérience in vivo…

Censure et éviction

Bonaparte ayant exigé la réécriture de la partie de son traité soutenant le libre-échange au profit du protectionnisme et des bienfaits de l’intervention de l’Etat, Say lui opposa vertement une fin de non-recevoir. La rupture, violente, lui valut en 1804 l’éviction du Tribunat, la censure de la seconde édition de son traité, et l’interdiction de toute fonction journalistique. Méprisant le placard doré que lui offrait le pouvoir, il prit un virage radical en se lançant, plus que jamais praticien de l’économie, …dans l’entreprise.

Comme à son habitude, il n’y est pas allé de main morte. Il apprend d’abord à manier les machines à tisser du Conservatoire national des arts et métiers, puis acquiert un couvent abandonné à Auchy-lès-Hesdin, dans le Pas-de-Calais, et fonde une filature actionnée par le révolutionnaire moteur hydraulique. Tout sauf un hasard. Say l’avait constaté de ses propres yeux : le coton avait été « la locomotive de la révolution industrielle anglaise », « son déclencheur », rappelle Gérard Minart. L’entreprise est un succès : elle compte rapidement 400 salariés, rayonne sur la région et produit un fil rivalisant avec les plus réputées productions d’outre-Manche. Mais le libéral est une fois de plus rattrapé par le protectionnisme de Napoléon, qui précipite en 1812 la crise de l’industrie cotonnière et contraint­ Say à mettre la clef sous la porte.

Cette forte expérience ne sera pas perdue. En 1815, le théoricien publie son « Catéchisme de l’économie politique », puis se lance – enfin – dans l’enseignement. C’est l’Athénée royal, une institution intellectuelle parisienne très courue, qui lui met le pied à l’étrier pour des cours d’économie où il se rode et où le Tout-Paris se bouscule déjà. En 1819, il inaugure le premier cours d’économie politique en France au CNAM. En 1830, le Collège de France crée pour lui une chaire d’enseignement de cette discipline qu’il a toujours rêvé de populariser dans les classes moyennes et jusque dans les lycées. Il y enseignera jusqu’à sa mort, en 1832.

En tâtonnant, le petit grouillot devenu membre de la plupart des académies d’Europe et la référence universitaire la plus populaire aux Etats-Unis a finalement tenu son pari : imposer l’économie politique comme une science en soi, précurseur des « sciences économiques » de la fin du XIXe siècle. Sa postérité personnelle bouclera de son côté la boucle du destin familial : son fils Horace sera lui aussi professeur au CNAM et au Collège de France, et membre de l’Institut ; et deux de ses petits-fils honoreront la lignée des drapiers de Lozère : l’un sera régent de la Banque de France ; l’autre, auteur d’un « Nouveau Dictionnaire d’économie politique », sera ministre des Finances sous la IIIe République.

Daniel Bastien
 
 

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