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Dernier petit-déjeuner à l'hôtel Lutetia avant fermeture

Dernier petit-déjeuner à l'hôtel Lutetia avant fermeture

LE MONDE | 12.04.2014 à 09h47 • Mis à jour le 14.04.2014 à 14h33 | Par Denis Cosnard

 

Par Denis Cosnard

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Au bar, dans les cuisines, à la réception, certains ont déjà la boule au ventre. « Lundi, cela va être lourd », prédit Jean-Luc Jean, le chef concierge, quarante-quatre ans de maison.

 

Une dernière fois, les habitués descendront savourer leur petit déjeuner dans le salon Borghèse. Une dernière fois, installés dans les fauteuils noir et rouge, ils observeront à travers les grandes fenêtres l'animation du boulevard Raspail et du square Boucicaut. Ils boucleront ensuite leurs bagages.

Y compris M. S., un metteur en scène, le dernier à habiter l'hôtel à demeure, comme le firent avant lui André Gide, Saint-Exupéry, le sculpteur César et bien d'autres.

Vers 18 heures, les ultimes touristes passeront la porte à tambour et disparaîtront. Mercredi 16 avril au soir, les salariés se retrouveront pour une fête dans les grandes salles de réception. Puis c'en sera fini. Pour trois ans, le Lutetia n'aura plus ni clients ni personnel.

Cet hôtel de légende a déjà vécu deux parenthèses marquantes. Transformé partiellement en hôpital en 1914, il est surtout devenu entre 1940 et 1945 le siège français de l'Abwehr, le service de renseignement de l'état-major allemand.

C'est là aussi que furent accueillis les déportés à leur retour des camps. Mais pour la première fois depuis son ouverture en décembre 1910, l'unique hôtel de luxe de la rive gauche restera vide.

« CURE DE JOUVENCE »

C'en sera fini, ou plutôt, tout commencera. Trente-six mois de travaux. « Le Lutetia est une vieille dame qui a grand besoin d'une cure de jouvence », explique M. Jean, l'homme aux clés d'or. Au programme : un lifting cinq étoiles, évalué aujourd'hui entre 80 et 100 millions d'euros. Un chèque imposant pour une PME qui réalise environ 30 millions de chiffre d'affaires annuel.

Les travaux du Lutetia devraient coûter entre 80 et 100 millions d’euros.Les travaux du Lutetia devraient coûter entre 80 et 100 millions d’euros. | FRANCK FIFE/AFP

 

« Ce type d'investissement relève en partie du pari, met en garde l'expert Vanguelis Panayotis, de la société de conseil MKG. Aujourd'hui, l'hôtellerie très haut de gamme marche extrêmement bien à Paris. Les prix ont augmenté, la fréquentation reste élevée. Mais cet enthousiasme a incité les professionnels à injecter énormément d'argent pour construire ou rénover des hôtels, et la rentabilité n'est pas toujours au niveau attendu. En cas de crise prolongée, certains vont souffrir. »

La concurrence s'est déjà renforcée. Depuis 2010, deux nouveaux venus, le Shangri-La et le Mandarin Oriental, ont bousculé le club feutré des palaces parisiens. Deux autres vont arriver. Le 1er août, le Peninsula ouvrira ses portes à l'issue de quatre ans de travaux titanesques – et encore, tout ne sera pas complètement fini. Ce sera le premier hôtel européen de la chaîne de Hongkong HSH. Puis viendra, sans doute en 2016 ou 2017, le cinq-étoiles prévu par LVMH dans l'ancienne Samaritaine, au bord de la Seine.

Face à ces nouveaux vaisseaux hyper-luxueux, les anciens paquebots ont commencé à se remettre au goût du jour. Après son rachat par le Qatar, le Royal Monceau a fermé deux ans, le temps pour le designer Philippe Starck d'en faire un « salon mondain pour VIP sensibles ». Puis le Ritz, le Crillon et le Plaza Athénée se sont lancés dans d'énormes chantiers.

REVENIR DANS LA COURSE

Le Lutetia ne pouvait rester à l'écart. « Les travaux, on en parle depuis 2007 », signale Romuald Cotillon, l'un des concierges, également délégué CFE-CGC. Car l'hôtel a perdu de son lustre. Sur sa superbe façade, fragilisée par le dernier ravalement, des filets ont été placés pour éviter la chute de morceaux de pierre.

Entre les murs, les clients pestent. Fuites d'eau, climatisation obsolète, « moquette usée », « lavabos craquelés », « de petites moisissures sur les carreaux de la baignoire » : les voyageurs ont beau trouver le personnel très attentionné, ils constatent les outrages du temps.

Installé dans son petit bureau d'angle couvert de tableaux, l'œil sur tout ce qui se passe dans l'hôtel, le directeur Jean-Luc Cousty est conscient du problème. « C'est vrai, la réputation du Lutetia va bien au-delà de la réalité de l'établissement », reconnaît-il. En moyenne, les clients n'acceptent d'ailleurs de payer que 230 ou 250 euros la nuit, là où les nouveaux palaces facturent plutôt 800 ou 1 000 euros.

Revenir dans la course, c'est tout l'enjeu des travaux. Le principe en a été acquis dès 2010, lorsque Alfred Akirov, un promoteur immobilier israélien très francophile, a acheté le Lutetia au fonds Starwood pour 145 millions d'euros. Le projet a été un peu retardé, pour permettre à son groupe, Alrov, d'achever d'abord ses deux autres hôtels européens, à Amsterdam et à Londres.

MONTÉE EN GAMME

A présent, le top départ est donné. Objectif : passer de 4 à 5 étoiles, et « doubler le prix moyen », indique M. Cousty.

De la plomberie au réseau informatique, tout va être revu. Les chambres vont être agrandies, quitte à ce que leur nombre soit ramené de 231 à 193. Une piscine va être installée en sous-sol, et « on va globalement décupler l'espace consacré au sport et aux soins », indique M. Cousty.

Au passage, un salon sera supprimé, la hausse des tarifs risquant de dissuader les entreprises qui organisent des séminaires. Le restaurant gastronomique Le Paris disparaîtra aussi.

Malgré cette montée en gamme, pas question de copier les palaces de la rive droite, ni d'attirer les milliardaires russes ou moyen-orientaux avec des dorures tape-à-l'oeil. L'hôtel le plus « intello » de Paris, celui où se croisent Milan Kundera et Catherine Deneuve, entend cultiver sa différence. « Le Lutetia va rester un hôtel de loisirs, pas d'affaires, affirme son directeur. Ici, ce ne sont pas les entreprises qui paient, mais les clients eux-mêmes. »

Pour les séduire, qu'ils soient américains, français ou brésiliens, le nouveau propriétaire souhaite mettre en valeur l'histoire du lieu. Son cachet Art nouveau. « La clientèle occidentale ne recherche pas seulement le luxe, mais l'authenticité », note M. Panayotis. Sur ce point, l'hôtel, ouvert il y a cent quatre ans par les propriétaires du Bon Marché pour leurs clients de province, ne devrait pas décevoir.

PLAN SOCIAL

Du hall de réception au salon Président avec ses lustres Lalique, les nombreux éléments protégés au titre des Monuments historiques seront conservés. L'architecte Jean-Michel Wilmotte compte aussi reconstituer la façade d'origine, par exemple en remplaçant les stores d'un rouge terni par des marquises en fer forgé. Des fresques cachées sous plusieurs couches de peinture devraient aussi resurgir.

Et le personnel ? Son sort a donné lieu à un bras de fer avec la direction, et même à une grève dure, exceptionnelle en pareil lieu, en novembre et décembre 2013. Les salariés avaient en tête les plans sociaux très généreux mis en place par le Ritz et le Crillon.

« On a pensé reproduire le même schéma ici », raconte Francis Freitas, un des leaders du mouvement, passé tout récemment de la CFDT à la CGT. Mais « nous ne sommes pas le Crillon », a répliqué la direction. « Certains avaient rêvé d'une mallette pleine de billets de 1 000 euros. Il a fallu redescendre sur terre », commente M. Cotillon, de la CFE-CGC.

Au bout du compte, un accord – contesté en justice – a été signé avec les syndicats minoritaires, et le plan social a été lancé. L'essentiel des 211 salariés devrait rester sous contrat, pour revenir dans trois ans. D'autant que la cinquième étoile nécessitera alors d'augmenter l'effectif, qui devrait atteindre 347 personnes.

Dans l'intervalle, certains vont être placés dans d'autres hôtels parisiens, comme le Louvre. « C'est aussi là que je compte désormais descendre, pour retrouver le personnel que je connais », confie M. Serge, fidèle client depuis vingt-cinq ans.

D'autres salariés seront licenciés, ou partiront à la retraite. A l'image de M. Jean, la mémoire vivante du Lutetia, entré comme groom en 1970. « Je me souviens notamment des trois mois que Coluche a passés ici, raconte-t-il. De son balcon, il jetait des yaourts sur les contractuelles qui mettaient des amendes sur le pare-brise de sa voiture, toujours garée devant l'hôtel… »

Pour renouveler ce genre de blagues, rendez-vous en mai 2017 – du moins si le chantier ne réserve pas trop de mauvaises surprises.

Lire aussi : Le mobilier, les œuvres d'art et les vins du Lutetia mis aux enchères

 

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