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Catégories : A lire, CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE

Moi, cet adolescent brûlant d'amour

 

LE MONDE DES LIVRES | 12.06.2014 à 10h35 • Mis à jour le 12.06.2014 à 13h08 | Par Jean-Louis Jeannelle

 

Daniel Cordier.

Daniel Cordier. | THIBAULT STIPAL/OPALE

 

En apparence, Les Feux de Saint-Elme s’offre comme un traditionnel récit d’initiation : placé, à la suite d’un divorce, à la fin des années 1920, dans un pensionnat dirigé par les dominicains, un jeune garçon y découvre à la fois les tourments de la sensualité et les rigueurs de la morale catholique. L’objet de sa passion se nomme David Cohen, follement désiré. Certes, d’autres camarades s’avèrent moins farouches et l’initient aux joies de ce que les bons pères nomment pudiquement les « égarements coupables », mais David est la source d’un véritable amour. Pourtant, le jour où son condisciple s’offre enfin à lui sous les douches, notre héros, hanté par la peur de l’enfer, le repousse et décide de se faire renvoyer de Saint-Elme afin d’échapper à la tentation. Il croyait sauver son âme, mais cette fuite ne fait de lui qu’un « cadavre de pureté » : toute sa vie durant, il regrettera cette occasion manquée de goûter le bonheur dans les bras de ­David Cohen.

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Les plus sceptiques ne manqueront pas de se récrier : prêterions-nous attention à ces amours de collège s’ils n’étaient signés Daniel Cordier ? Dans Alias Caracallas (Gallimard, 2009), l’ancien secrétaire de Jean Moulin sous l’Occupation évoquait pour seuls amours une relation platonique avec une jeune Française (se mariant à un autre pendant qu’il luttait dans la Résistance). A l’occasion de plusieurs interviews, le mémorialiste avait pourtant déclaré vouloir revenir sur ses tourments d’adolescent. C’est chose faite dans cet étonnant récit d’une passion jamais assouvie, mais restée si vive qu’elle n’a cessé d’obséder Cordier. La comparaison avec Les Amitiés parti­culières, de Roger Peyrefitte (1944), s’impose d’emblée ; elle risque néanmoins de nous égarer et de masquer l’étonnante force de ce témoignage, exemplaire d’une époque où les adolescents de bonne famille découvraient la sexualité à travers la littérature contemporaine. C’est, en effet, l’amitié « chaste mais excessive » des deux adolescents imaginés par Roger Martin du Gard dans Le Cahier gris (premier volume des Thibault) qui bouleverse, à 13 ans, Cordier, et lui donne accès à Gide (L’Immoraliste se révèle néanmoins moins excitant que ne l’annonçait le titre) puis à Céline (bien qu’obscurs, les termes d’argot délicieusement obscènes lui font lire Mort à crédit d’une main). ­Certes, Les Confessions de saint Augustin ou L’Imitation de Jésus-Christ, recommandés par son confesseur, visent à contrecarrer l’action pernicieuse de ces écrivains – à grand-peine toutefois…

LE « GOÛT POUR LA VÉRITÉ »

Mais là n’est pas l’essentiel. Car Les Feux de Saint-Elme ont avant tout de fascinant la démarche entreprise par Cordier soixante ans après les événements : le 12 octobre 1995, un généalogiste ayant découvert l’adresse d’un témoin du mariage de David Cohen, Cordier téléphone à ce dernier. Rendez-vous est pris entre les deux hommes, afin d’échanger leurs souvenirs. Mais David n’est plus qu’un vieillard réticent : « Pourquoi racontes-tu tout ça ? », l’interrompt-il brutalement. « Le passé est mort. A quoi bon s’intéresser à ce qui n’existe plus ? » En effet, à quoi bon… si ce n’est par un irréductible « goût pour la vérité » ? C’est précisément ce goût qui avait conduit Cordier, célèbre marchand d’art parisien, à s’improviser sur le tard historien afin de défendre Jean Moulin calomnié puis, après avoir publié la biographie la plus exhaustive de son ancien patron, à livrer ses Mémoires en leur appliquant la méthodologie acquise en tant que biographe de Jean Moulin. C’est avec ce même goût qu’il revient aujourd’hui sur un passé que chacun s’empresse, ordinairement, d’oublier. En reconstituant avec minutie son passé d’adolescent, en interrogeant les témoins survivants, en leur livrant le manuscrit de son récit autobiographique pour qu’ils en contrôlent la véracité, Cordier se penche sur ses premiers désirs pour un camarade ainsi qu’un historien le ferait avec les faits et gestes d’un grand homme. Hélas, peu de gens partagent un tel « appétit de vérité » – David encore moins que les autres. Cordier y trouve pourtant à renouveler entièrement l’un des passages obligés de la littérature autobiographique.

De cette quête, bouleversante par l’honnêteté et la détermination que Cordier lui consacre, il subsiste l’intensité d’un regret, le tableau d’un amour obsessionnel, entretenu par-delà un demi-siècle. Car, « en chacun de nous, il y a un regret qui veille ». « Le mien, conclut Cordier, s’appelle David. Pour d’autres, il n’a que le nom d’une fuite sans retour. C’est là que nous nous rejoignons tous, dans ce qu’on appelle la nostalgie. »

Les Feux de Saint-Elme, de Daniel Cordier, Gallimard, 196 p., 16,50 €. 

http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/06/12/moi-cet-adolescent-brulant-d-amour_4436461_3260.html

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