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Riz primal

25 juin 2014 à 18:06
 
L'auteurJacky DURANDJacky DURAND

C’est un dimanche de juin insouciant en famille. On a ouvert en grand les volets verts de la longère de Marguerite qu’on est allé chercher chez les petits vieux. L’auxiliaire de vie lui a mis sa robe à fleurs, le dernier de ses petits-fils l’a coiffée de son chapeau de paille qu’il a déniché au-dessus de l’armoire à corniche. Marguerite est assise sous le tilleul qui embaume, près des cassis et des groseilliers. On a déposé dans sa main gauche une petite grappe de fruits rouges qu’elle porte lentement à sa bouche avec des gestes appliqués. L’ombre et le silence qui l’enveloppent contrastent avec les bavardages et le plein soleil qui inondent la grande tablée, dressée à quelques pas de la vieille dame, entre le tilleul et l’arrière de la longère.

Brouet. Ça crie parmi les mouflets, ça badine et ça piaille parmi les adultes qui ne mégotent pas sur le vin blanc frais dont on a rempli les antiques bouteilles à limonade que Marguerite remisait dans sa cave. On a aussi sorti et déplié la grande table à rallonge de sa salle à manger pour y poser les salades, le poulet rôti et la tarte aux abricots. Parfois, un mangeur en plein bavassage tourne la tête en direction de Marguerite et lui lance : «Ça va Mémé ?» Marguerite le fixe, muette, tout en égrenant machinalement ses groseilles rouges. De toute façon, son interlocuteur est déjà retourné à son assiette et à son baratin. Et la vieille dame disparaît sous son chapeau de paille.

Plus personne ne sait vraiment depuis quand elle ne dit mot. Même les médecins avaient l’air dubitatifs après leur batterie d’examens. Avec le temps, on a mis son mutisme sur le compte de l’âge. Autour d’elle, on fait les questions et les réponses à sa place. «Ça va Mamie ?», «Pas trop chaud Mamie ?», «On met Questions pour un champion Mamie ?» Tout ce qui est bon pour les autres est forcément bon pour Marguerite. C’est comme cette affreuse bonne femme de la maison de retraite qui s’acharne à vouloir l’embecquer quand elle ne veut pas manger. Comment leur dire que ça n’a pas de goût, leur infâme plateau-repas ? Que même à ses poules elle n’aurait pas donné pareil brouet.

Marguerite croit avoir dormi quand elle sent une petite main mouillée s’emparer de la sienne. C’est son arrière-petit-fils qui lui présente un drôle de rogomme : une poignée d’herbes et quelques escargots noyés dans l’eau d’une galetouse rouillée. Elle fixe intensément la dînette du môme comme si elle tentait de se remémorer un souvenir. Et soudain, son visage s’éclaire, ses yeux verts, ronds comme des boutons de bottine, brillent… Marguerite est une jeune mariée. On est un jour d’août 1939. Son homme est au travail. Elle s’est assise à l’ombre sur le seuil de leur cuisine, juste en face du jardin. Il n’y a pas un poil d’air, il fait encore trop chaud pour aller cueillir les haricots verts et les tomates. Tout à l’heure, ils feront le tour des rangs ensemble quand son homme sera rentré de l’usine. Il décrassera sa peau maculée de sable de fonderie dans le baquet au-dessus de l’évier et boira goulûment un grand bol de lait frais. Comme Marguerite ne supporte pas de rester sans rien faire en l’attendant, elle se met en tête de confectionner un gâteau de riz. Elle fait chauffer le lait avant d’y verser en pluie le riz qui va cuire doucement. Puis elle entreprend la confection de son caramel. Quelques morceaux de sucre, un filet d’eau dans le moule qu’elle met sur le feu en fredonnant un air de Trenet. Etait-ce Vous êtes jolie ? ou bien le Soleil et la Lune ? La vieille dame hésite mais, dans son souvenir, elle se revoit farfouillant dans les tiroirs de l’armoire à corniche à la recherche des paroles des chansons qu’elle notait sur un cahier d’écolier. Marguerite s’énerve, peste contre son désordre, retourne ses piles de linge pour traquer ce foutu cahier qui demeure introuvable, en oublie son caramel qui se rappelle à elle dans l’âcreté d’une odeur de brûlé. Elle se précipite sur le moule, devenu une sorte de fournaise infernale d’où se dégage une fumée noire. Avec l’eau glacée dont elle l’inonde, c’est encore pire.

«Verdun». Voici Marguerite, errant comme une âme en peine, dans sa cuisine. Elle veut sauver son gâteau de riz mais refuse de risquer le sacrifice d’un autre moule. Sous l’évier, elle finit par dénicher une drôle de casserole qui fera l’affaire. Cette fois, elle surveille son caramel comme le lait sur le feu et, quand son homme rentre, elle n’est pas peu fière de lui dévoiler son œuvre. Il marque un temps d’arrêt, fronce les sourcils et gronde «Mais c’est la gamelle de poilu de mon père !» Puis il part dans un grand éclat de rire : «Je sais pas ce qu’il y a de pire, ta cuisine ou Verdun et le Chemin des Dames réunis !» Marguerite en sourit encore, ce dimanche de juin.

Pour un gâteau de riz de saison, on est allé feuilleter une épatante collection intitulée Epicerie du monde, publiée par les éditions la Plage. Au rayon Italie (1), on a déniché un gâteau de riz aux abricots, originaire de Bologne, que magnifie le riz à risotto. Tentez-le pour un petit-déjeuner, un brunch d’été, c’est une merveille. Pour huit personnes, il vous faut : 1 litre de lait ; 200 g de riz originario (ou, à défaut, arborio) ; 160 g de sucre de canne blond ; le zeste d’un citron bio ; 70 g de pignons de pin ; 3 œufs ; 500 g d’abricots. Rincez une grande casserole à l’eau froide, puis versez immédiatement le lait (le fond accrochera moins). Portez doucement à ébullition. Quand le lait bout, ajoutez le riz, mélangez, couvrez et laissez mijoter pendant 40 minutes à feu très doux. Remuez de temps en temps pour éviter que le riz n’attache au fond de la casserole. Ajoutez le sucre, le zeste de citron et les pignons de pin. Versez ce mélange dans un saladier et laissez refroidir pendant quinze à vingt minutes. Préchauffez votre four à 180 degrés. Incorporez un à un les œufs au riz au lait. Lavez les abricots, ouvrez-les et retirez le noyau. Chemisez un moule à gâteau de papier sulfurisé. Disposez-y la moitié des abricots. Versez le riz au lait, puis disposez le reste des abricots. Faites cuire durant cinquante minutes, jusqu’à ce que le gâteau soit bien doré. Laissez-le refroidir avant de le découper en carrés.

Photo Emmanuel Pierrot

(1) «Epicerie du monde : Italie», de Linda Louis, éd. la plage, 12 €.

Jacky DURAND

http://www.liberation.fr/vous/2014/06/25/riz-primal_1050416

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