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Catégories : Baudelaire Charles, CEUX QUE J'AIME

Un été avecBaudelaire

Le 7/9 Un été avec Baudelaire

          

par Antoine Compagnon
du lundi au vendredi à 7h55

visuel Un été avec Baudelaire

l'émission du mardi 5 août 2014

"De l'essence du rire"

 […] qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une façon désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? Ce pauvre diable s’est au moins défiguré, peut-être s’est-il fracturé un membre essentiel. Cependant, le rire est parti, irrésistible et subit. Il est certain que si l’on veut creuser cette situation, on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. C’est là le point de départ : moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ; moi, mon pied est ferme et assuré. Ce n’est pas moi qui commettrais la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu ou un pavé qui barre le chemin. (II, 530-531)

 

Dans De l’essence du rire, Baudelaire semble décrire une chose vue : un homme s’étale sur le boulevard, un peu comme le poète, dans Perte d’auréole, trébuche sur le macadam et fait dégringoler sa couronne. Au spectacle de cet homme étendu dans la rue, ses semblables se mettent à rire. Baudelaire en tire la conclusion que le rire est mauvais, satanique, qu’il est le signe du péché originel. « Le Sage ne rit qu’en tremblant », rappelle-t-il, suivant une maxime qu’il a lue chez Bossuet, et « Jésus n’a jamais ri », soulignait un camarade de Baudelaire. Ce sont les fous qui rient, parce qu’ils n’ont pas conscience de leur faiblesse, se prennent pour des grands. Baudelaire a une théorie du rire, lequel est « intimement lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale » (II, 527-528). On ne riait pas, de même que l’on ne pleurait pas, au paradis. Le rire indique la misère de l’homme et son ignorance de cette misère, donc son orgueil : « Le rire vient de l’idée de sa propre supériorité. Idée satanique s’il en fut jamais. » (II, 530).

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Baudelaire imagine Virginie – la jeune fille de Paul et Virginie, l’héroïne innocente de Bernardin de Saint-Pierre, tout juste débarquée de son île Maurice, cette île que Baudelaire a connue en 1842 – découvrant une caricature dans une boutique du Palais-Royal. Pure, elle n’y comprend rien, parce que la caricature suppose la malice, mais si elle reste à Paris, « le rire lui viendra », avec la perte de sa candeur.

Les animaux non plus ne rient pas. De manière très pascalienne, Baudelaire fait du rire à la fois le signe de la misère et de la grandeur de l’homme, misère par rapport à Dieu, mais grandeur relativement aux animaux. Le rire est à la fois angélique et diabolique. Et si l’homme n’existait pas, il n’y aurait pas de comique dans le monde. Le comique, comme le beau suivant Kant, réside dans l’œil du rieur, non dans l’objet du rire.

Baudelaire distingue encore deux genres du comique, et donc deux rires : le comique qu’il appelle significatif et qui est le comique ordinaire, celui de nous tous devant une caricature, et la monarchie de Juillet, temps de la jeunesse de Baudelaire, fut la grande époque de la caricature, avec Gavarni ou Daumier. La caricature est toujours un peu complaisante, elle flatte le spectateur, en fait un compère ; c’est le comique des contes de Voltaire, typique de l’esprit français que Baudelaire n’aime pas, celui du Canard enchaîné ; c’est celui des comédies de Molière, qui suscitent des réserves chez Baudelaire ; et c’est même celui de Rabelais, chez qui le rire est utile, sert à faire la leçon et a « la transparence d’un apologue ».

L’autre comique, absolu, innocent, grotesque, qui s’ignore, Baudelaire le trouve en Allemagne, en Italie, en Angleterre. Il pense au grotesque, à la pantomime, à la commedia dell’arte. Daumier est trop bonhomme pour y atteindre, mais Goya y parvient dans ses gravures fantastiques. Ce comique, ce sera celui du cinéma, de Buster Keaton, de Charlot, que Baudelaire avait prévus.

Au théâtre des Funambules, l’acteur qui tombe sur la scène est le premier à en rire, d’un rire innocent, supérieur. Le comique absolu est celui de ces comédiens ou caricaturistes exceptionnels, grâce à leur sagesse, sont capables de se dédoubler, ont la « puissance d’être à la fois soi et un autre » (II, 543). Conscients de leur misère, ils ne s’excluent pas du risible. Un homme tombe dans la rue ; il se redresse et part d’un grand éclat de rire : c’est un sage, un ironiste, comme le poète de Perte d’auréole.

bibliographie

Les Fleurs du Mal

Les Fleurs du Mal

de Charles Baudelaire
éditeur : Editions Gallimard
parution : 2007
 

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