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Histoire des idées politiques en Occident – épisode 1

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Histoire des idées politiques en Occident – épisode 1

L’invention du politique ou ce que nous devons aux Grecs

Dans une Grèce antique où les dieux sont soumis aux passions et aux excès, c'est aux hommes, dotés de raison, que revient la dure tâche d'organiser le chaos et d'inventer le politique.
Marie-Sophie Doudet
 

Par Sophie Doudet, professeur de culture générale à Sciences Po Aix

 Politique » : du grec polis, « la cité ». La politique est l’art de gouverner les hommes qui habitent la cité. Par extension, elle recouvre l’ensemble des théories et méthodes de direction de l’État. Si on ajoute à cette (déjà) vaste définition le fait que le politique désigne l’ensemble des institutions qui permettent de réaliser ce gouvernement, il peut sembler difficile de concevoir des idées qui échapperaient totalement à ce domaine. Tout serait donc politique, ou pourrait l’être. Toute idée – c’est-à-dire le moyen par lequel l’homme pense et se forme une représentation du monde – serait vectrice de relations de pouvoir, voire de domination. Se saisir par la conscience de ce qui est vu (sens étymologique du mot « idée »), le nommer pour le comprendre et donc le posséder pour ensuite agir sur le monde : tout cela concerne bien la vie de la cité et de l’« animal politique » qu’est l’homme. Savoir pour pouvoir : les idées donnent une image du monde dans l’espoir de peser sur lui et peut-être de le changer.

L’histoire des idées politiques en Occident retrace la succession des théories du pouvoir et du gouvernement des hommes ; de façon plus large, elle peut aussi englober tout ce qui permet de tenter de comprendre le monde et de lui donner un sens. Dans le bref parcours qui va suivre, il pourra ainsi être parfois difficile de distinguer ce qui relève du politique, du religieux, de la science, d’autant que la période choisie, l’Antiquité, est peu propice au cloisonnement des disciplines que la pensée classique imposera tant bien que mal à partir de Descartes.

L’Antiquité… Là encore, toute tentative de délimitation butte rapidement sur l’arbitraire. Pour les historiens européens, elle commence à la naissance de l’écriture en Mésopotamie (IVe millénaire avant JC) et s’achève symboliquement avec la chute de l’Empire romain d’Occident en 476. Mais que valent ces dates pour un Chinois, un Africain ou un Sud-Américain ? Écrire l’histoire des idées politiques de l’Antiquité, c’est donc être conscient tout à la fois de l’immensité de la période considérée – surtout si l’on prend en compte la notion d’héritage intellectuel –, de la transversalité des domaines concernés mais aussi des oublis inévitables et finalement du caractère relatif des révolutions évoquées.

 

Partons à l’aventure !

Dans son Aventure de la pensée européenne, une histoire des idées occidentales, la philosophe Jacqueline Russ montre que deux visions du monde s’affrontent depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours : la vision grecque (puis romaine) est dominée par la raison, la science, une conception cyclique de l’histoire et une fascination pour la nature, tandis que la pensée judéo-chrétienne s’organise autour de la puissance transcendante, la foi, l’idée d’une linéarité historique et la notion de personne puis d’individu. Leur opposition constante, leurs échanges avec d’autres cultures (l’Orient, l’Asie) et les métamorphoses qui en résultent font la dynamique de l’Europe et sans doute de l’Occident. Commençons donc par la Grèce.

Le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead a affirmé que la philosophie occidentale n’était pas autre chose qu’une suite de notes en bas des pages des Dialogues de Platon… Si les Grecs n’ont évidemment pas tout inventé, on ne peut négliger l’importance capitale jouée dans notre imaginaire par ce que l’on a appelé le « miracle grec ». Systématisation de la démarche scientifique, médecine d’Hippocrate, « invention » de l’histoire, de la philosophie, de la démocratie athénienne, de la rhétorique, de la tragédie et des mythes qui fondent encore notre culture, relative sécularisation de la société, humanisme… La liste est longue et étourdissante de cet apport de la Grèce à la pensée européenne. Les écoles à la fois philosophiques et scientifiques – « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », inscrit Platon au fronton de l’Académie – sont nombreuses : elles partent souvent d’une cosmogonie pour justifier la place et l’action des hommes dans la cité.

 

Le macrocosme, un modèle pour le microcosme

Voici une petite sélection pour de grandes idées. Les présocratiques sont les écoles qui ont précédé Socrate entre le vie et le milieu du ve siècle avant JC. Leurs philosophes enseignent dans deux foyers géographiques principaux : les rives d’Ionie, notamment dans la ville de Milet (Thalès, Anaximandre et Anaximène), et l’Italie du Sud et la Sicile (Héraclite d’Éphèse, Parménide, Empédocle d’Agrigente). Leurs œuvres nous sont parvenues sous la forme de fragments ou commentées par d’autres penseurs (c’est le cas du dialogue de Platon intitulé Parménide). Tous tentent, pour l’une des premières fois, de penser le monde selon la raison en séparant les dieux, considérés comme lointains et s’intéressant peu aux hommes, et la vie terrestre. La nature (physis en grec) devient leur objet d’étude majeur : les présocratiques, qu’on nomme aussi les physiciens, proposent un nouveau discours sur les origines du monde (cosmogonie). Sans être athées, ils pensent que ce sont des principes naturels (l’air pour Anaximène, l’eau pour Thalès, le feu pour Héraclite, une infinité d’éléments nommée intelligence pour Anaxagore, des atomes pour Démocrite) ou spirituels (les nombres forment l’ordre, ou cosmos, pour Pythagore) qui sont à la base de la genèse du monde (pour tous ces noms, voir L’éléphant n° 2). L’univers est alors équilibré par des forces physiques et non plus exclusivement divines.

Pour Héraclite (576-480 avant JC), le feu est à la fois ce qui crée et ce qui détruit : l’équilibre du monde est donc instable, comme son élément premier, et c’est la guerre (polemos) ou le conflit « qui est le père de toute chose ». Cette mobilité permanente explique que l’histoire ne soit jamais semblable (« On ne se baigne jamais dans le même fleuve »), qu’elle soit faite de poussées contraires et relevant d’une forme d’aléatoire. À l’inverse, pour Parménide, qui va profondément influencer Platon, le monde est divisé entre l’apparence (sensible, mobile, parfois mensongère) et ce qu’il nomme l’être immuable (vrai, immobile, non corruptible). Dans De la nature, le philosophe explique que le principe de non-contradiction (logos) régit le cosmos. En apparence éloignées des considérations politiques, ces théories émanent pourtant d’hommes qui, parfois, ont renoncé, comme Héraclite, aux charges de leur rang pour dénoncer la corruption des gouvernants. L’équilibre réalisé entre les forces de la nature prend chez eux le nom de justice et le macrocosme constitue un modèle théorique et laïcisé pour le microcosme de la cité.

 

La loi du plus fort

Les sophistessont les contemporains de Socrate et de Platon (ve siècle avant JC). Venus de Sicile, ces enseignants itinérants s’installent à Athènes où ils révèlent à la jeunesse, moyennant une solide rémunération, les techniques rhétoriques (l’art de persuader par le discours) qui lui permettront de convaincre rapidement et facilement sur l’agora. Rarement athées et le plus souvent sceptiques, les sophistes ont longtemps été considérés, sous l’influence de la critique socratique, comme de talentueux démagogues prêts à défendre n’importe quelle position. Experts en logique (sophisma signifie « invention ingénieuse »), sachant manier le pathos (l’émotion), l’ethos (la mise en scène morale de soi) et toutes les figures que la langue grecque offre, ils s’illustrent en défendant toutes les causes, même perdues ou moralement inacceptables. Entre jeu et provocation, Gorgias disculpera brillamment, dans son Éloge d’Hélène, celle qui fut à l’origine de la guerre de Troie. Plus profondément – et cela explique l’intérêt que leur portera Nietzsche –, les sophistes pensent qu’il n’y a pas de valeurs absolues ou supérieures : la violence physique est certes civilisée dans et par le langage, mais la loi du plus fort reste la règle. Tout est relatif, et « l’homme est la mesure de toute chose » (Protagoras). Au plus habile appartiendront la victoire, les honneurs et le pouvoir. Tout est affaire de mots et de discours : la vérité perd son lien avec la parole. Voilà ce que Socrate ne peut accepter, et avec lui son élève le plus célèbre : Platon.

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