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Catégories : CELLES QUE J'AIME

Le grand témoin, Catherine Vidal

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Le grand témoin, Catherine Vidal

« À tout âge, le cerveau se transforme par les apprentissages »

Directrice de recherche à l’Institut Pasteur depuis 1997, Catherine Vidal travaille notamment sur le rôle du cortex cérébral dans la mémoire et la mort des neurones dans les maladies à prions.
Guénaëlle Le Solleu 
 

 

 

Propos recueillis par Jean-Paul Arif et Guénaëlle Le Solleu

Directrice de recherche à l’Institut Pasteur depuis 1997, Catherine Vidal travaille notamment sur le rôle du cortex cérébral dans la mémoire et la mort des neurones dans les maladies à prions. Engagée dans la vulgarisation scientifique, elle est aussi une ardente militante contre les idées reçues, notamment celles concernant les aptitudes cognitives des hommes et des femmes. Nommée au comité d’éthique de l’INSERM depuis 2013, elle est membre du conseil scientifique de la mission pour la place des femmes au CNRS, de l’association Femmes et Sciences et d’ONU Femmes. Elle est notamment auteure de Hommes, femmes, avons-nous le même cerveau ?, aux éditions Le Pommier.

 

Vous êtes neurobiologiste à l’Institut Pasteur. Quel est l’objet de vos recherches ?

Je fais de la recherche fondamentale en neurosciences, en particulier sur les processus de vie et de mort des neurones du cerveau, qui est l’organe le plus complexe de l’organisme. Dans ce type de recherches, on s’appuie sur deux formes de stratégie. Dans la première, qu’on appelle recherche in vitro, on travaille sur des cultures cellulaires de neurones (qui proviennent d’embryons de souris) pour observer comment les neurones se développent, fonctionnent et communiquent entre eux. L’autre approche, in vivo, consiste à réaliser des modèles animaux de maladies humaines : on cherche à reproduire chez des souris des pathologies qui miment au plus près les maladies humaines telles qu’Alzheimer, Parkinson ou Creutzfeldt-Jakob. L’objectif est de tenter de comprendre comment certains gènes ou agents infectieux empêchent les neurones de communiquer entre eux et entraînent leur mort prématurée.

J’ai longtemps travaillé sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob, qui est associée aux infections par les prions, dont on a pu être témoin lors de la crise de la vache folle. L’apparition de cette maladie nouvelle chez les vaches était liée à la présence dans leur cerveau d’un agent, le prion, qui entraîne une dégénérescence des neurones. Ultérieurement, on a trouvé des cas humains atteints de la maladie de Creutzfeldt-Jakob qui avaient été infectés par les prions via la consommation de cervelles de vaches malades. Les chercheurs ont réussi à reproduire chez la souris ce phénomène de dégénérescence des neurones. Ces travaux de recherche ont permis des progrès considérables dans la compréhension de la maladie humaine de Creutzfeldt-Jakob. Ils ont aussi conduit à la mise au point de tests de détection des vaches malades dans les abattoirs et permis d’enrayer efficacement la transmission de l’agent infectieux.

 

Vous avez une autre vocation, celle de la diffusion du savoir scientifique auprès d’un large public, notamment à propos du cerveau. Quel message voulez-vous transmettre ?

Il est important de montrer combien les recherches ont permis des progrès considérables pour comprendre le fonctionnement et les maladies du cerveau. Depuis une quinzaine d’années, nous travaillons sur une découverte fondamentale, celle de la « plasticité cérébrale ». Rien n’est à jamais figé ni programmé dans le cerveau depuis la naissance. Au cours des expériences vécues, des apprentissages, des histoires propres à chacun, notre cerveau se façonne et évolue en fabriquant de nouvelles connexions entre les neurones ou en en faisant disparaître. Voilà pourquoi les 7 millions d’humains sur terre ont autant de personnalités et de cerveaux différents.

 

Comment mesure-t-on cette plasticité ?

On savait déjà auparavant qu’une certaine plasticité du cerveau existait, de par les observations cliniques de patients ayant eu des lésions et qui pouvaient compenser et récupérer. C’était un indice que de nouvelles connexions pouvaient se reformer dans le cerveau. La nouveauté, c’est que l’on a découvert que cette plasticité cérébrale est à l’œuvre tous les jours, dans des conditions physiologiques normales. Cette avancée des connaissances s’est faite grâce aux nouvelles techniques d’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM). Pour les scientifiques, c’est une révolution technologique qui permet de réaliser un rêve : étudier le cerveau dans des conditions normales sans avoir à ouvrir la boîte crânienne.

 

Quelles informations une IRM donne-t-elle ?

L’IRM donne des informations sur l’anatomie du cerveau et sur son fonctionnement. Par exemple, quand on demande à une personne placée dans la machine IRM de faire une opération mentale, on peut observer les régions qui s’activent pendant le test. Ainsi, il est désormais possible de voir le cerveau se transformer en fonction des apprentissages. Des études ont été menées sur des pianistes professionnels qui ont commencé très tôt l’apprentissage de leur instrument et continuent à pratiquer à l’âge adulte. On observe chez eux un épaississement du cortex cérébral dans les zones qui contrôlent la coordination des mains et l’audition. Cet épaississement est dû à la fabrication de connexions supplémentaires entre les neurones. De plus, il est proportionnel au temps consacré à l’apprentissage du piano pendant l’enfance. C’est donc bien l’entraînement qui l’a provoqué.

Prenons un autre exemple, la comparaison d’élèves de CE2 et de CE1 auxquels on demande de faire un test de calcul dans la machine IRM. On constate que les élèves de CE2 ont de meilleurs scores que ceux de CE1, et qu’ils ont davantage d’activités dans les zones du cerveau qui contrôlent la représentation des nombres. Ils ont aussi plus de connexions entre les régions du cortex impliquées dans la mémoire et l’attention. Qu’en conclure ? Que l’apprentissage de l’arithmétique a permis la maturation du cerveau avec la fabrication de nouvelles connexions pour arriver à une performance meilleure.

 

La plasticité cérébrale est-elle un attribut des jeunes, dont le cerveau est en développement ?

Non, elle existe aussi chez l’adulte. Des études par IRM menées chez des chauffeurs de taxi ont montré un épaississement des régions du cerveau impliquées dans la mémoire de l’espace. Et ce phénomène est proportionnel à leur nombre d’années de conduite. Citons une autre expérience réalisée chez des étudiants auxquels on a demandé d’apprendre à jongler avec trois balles. Au bout de trois mois, ils étaient capables de bien jongler. L’IRM a montré que trois mois suffisent pour produire un épaississement des zones du cortex qui contrôlent la coordination des avant-bras et la vision. Et si les étudiants cessent l’entraînement et perdent de leur capacité à jongler, les régions qui étaient épaissies rétrécissent ! La même équipe de scientifiques a demandé à des personnes de 60 ans d’apprendre à jongler : toutes n’y sont pas parvenues (pour des raisons de motivation, de forme physique…), mais chez celles qui ont réussi, on observe aussi le phénomène d’épaississement du cortex cérébral. C’est un message extrêmement important : la plasticité cérébrale persiste avec l’âge !

 

Comment fonctionne le cerveau ?

La vision ancienne d’un cerveau constitué d’une sorte de mosaïque avec chaque région spécialisée pour une fonction a été complètement remise en question par l’imagerie cérébrale. Prenons l’exemple du langage : on pensait, sur la base d’observations de patients aphasiques, que les zones du langage se trouvaient uniquement dans l’hémisphère gauche du cerveau. Grâce à l’IRM, on a découvert qu’il existe une dizaine de régions du cerveau impliquées dans le langage, situées à la fois à gauche et à droite, toutes ces régions étant organisées en réseau et communiquant entre elles.

Parmi toutes les vieilles idées reçues sur les cerveaux des hommes et des femmes, on a dit que les femmes étaient plus douées pour le langage car leur cerveau gauche était plus développé. De nos jours, cette idée a été complètement remise en question grâce à l’imagerie cérébrale. Si l’on rassemble toutes les études par IRM faites depuis quinze ans, on constate que, statistiquement, il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes dans les zones du langage. En revanche, il existe une énorme variabilité dans la répartition des aires du langage d’un individu à l’autre. Et cela est valable pour toutes les fonctions. C’est la plasticité du cerveau, qui se façonne selon le vécu de chaque individu, qui permet de comprendre pourquoi, toutes et tous, nous avons des cerveaux différents. Les neurochirurgiens le savent bien : quand on ouvre un crâne, les sillons du cerveau ont des cheminements différents d’un individu à l’autre. Même les cerveaux des vrais jumeaux sont différents.

 

Comment expliquez-vous ce caractère unique de chaque cerveau ?

Les cerveaux sont différents dans la structure et dans le fonctionnement parce que le cerveau continue à se fabriquer après la naissance, quand l’enfant entre en interaction avec le monde environnant. Pendant la vie intra-utérine, le système nerveux commence à se construire. Cette construction est liée à un programme génétique permettant la mise en place de la structure générale du cerveau. À la naissance, le bébé humain arrive au monde avec un stock de 100 milliards de neurones, mais seulement 10 % de ces neurones sont connectés entre eux. Un long processus de maturation du cerveau commence alors, avec la fabrication progressive des connexions entre les neurones. Prenons l’exemple du système visuel. À la naissance, la vision du bébé est très sommaire ; ce n’est qu’à l’âge de 5 ans que l’enfant a une vision comparable à celle de l’adulte. Il faut cinq années pour qu’à partir des neurones de la rétine poussent des prolongements dans le nerf optique qui entre dans le cerveau, et pour que les connexions entre les neurones du cortex visuel s’établissent pour analyser les informations lumineuses. Or l’expérience précoce de la lumière est une condition indispensable pour que s’établisse une bonne connexion des neurones de la vision. Un manque de stimulation de l’œil par la lumière chez des jeunes atteints de cataracte peut conduire à la cécité. De même, toutes sortes de stimulations de l’environnement guident la mise en place des circuits de neurones permettant d’assurer les grandes fonctions, qu’elles soient sensorielles, motrices ou cognitives. La structuration de la matière cérébrale et la formation des réseaux neuronaux sont le reflet intime de l’expérience vécue par l’enfant.

L’américaine Anne Fausto-Sterling a examiné de façon précise tous les travaux scientifiques qui ont comparé le développement des enfants filles et garçons entre 0 et 3 ans. Elle a choisi les études les plus sérieuses réalisées en « double aveugle », c’est-à-dire que les expérimentateurs ignorent le sexe des enfants qu’ils observent. La seule différence précoce entre garçons et filles concerne le tonus musculaire, qui s’estompe vers l’âge de 4 mois, puis s’accroît jusqu’à 1 an. Si l’on considère les expressions, le babil et la préférence pour les jouets, les différences entre garçons et filles n’apparaissent de façon significative que vers 1 an, c’est-à-dire quand l’enfant a été déjà largement en contact avec son environnement familial, social et culturel. Il n’existe pas d’étude scientifique rigoureuse qui laisse penser que les cerveaux des filles et des garçons seraient déjà câblés différemment à la naissance.

Il s’agit là d’une donnée fondamentale dans le débat philosophique entre inné et acquis, nature et culture, et les querelles sur les pourcentages entre les deux. En fait, l’être humain, c’est 100 % d’inné et 100 % d’acquis, c’est-à-dire que l’inné et l’acquis sont totalement indissociables. Sans interaction avec l’environnement, le cerveau ne se construit pas. L’inné apporte la capacité de câblage des neurones ; l’acquis, c’est la réalisation effective de ce câblage.

 

Quel est votre regard de scientifique sur le débat actuel autour du genre ?

Le cerveau est le reflet de notre passé, mais il est aussi en permanence en devenir du fait de ses propriétés de plasticité. Cette plasticité cérébrale permet de mieux comprendre comment se forgent nos personnalités et comment se forgent nos identités de genre. Le bébé à la naissance n’a pas du tout conscience de son sexe. Il va en prendre progressivement conscience au fur et à mesure que ses fonctions cognitives se développent ; c’est seulement vers l’âge de 2 ans et demi que le petit enfant devient capable de s’identifier au masculin ou au féminin. Mais, avant cet âge, on lui a déjà sexué son environnement par ses habits, ses jouets, sa chambre. De nombreuses études ont montré que les attitudes des adultes sont très différentes selon qu’ils s’adressent à un bébé garçon ou fille. Toutes ces interactions de l’enfant avec son environnement contribuent à forger certains traits de personnalité, ses goûts, ses aptitudes, en fonction des normes du masculin et du féminin qui sont données par la société dans laquelle il est né. On comprend bien que l’on ne peut pas non plus séparer le sexe du genre. Les deux sont totalement inséparables car le câblage du cerveau reflète la construction sociale et culturelle de l’identité. Le concept de genre, loin de nier la réalité biologique, l’intègre au contraire complètement.

 

Comment expliquez-vous que des études scientifiques font état de différences cérébrales entre les sexes, alors que d’autres n’en montrent pas ?

Les études sont faites par des chercheurs et des chercheuses qui sont des individus sociaux, donc influencés par des stéréotypes. Ce n’est pas parce qu’on est scientifique que la façon dont on mène nos recherches est complètement déconnectée de notre histoire et de ce qui se passe dans la société. L’activité scientifique n’est jamais neutre ni purement objective car elle est faite par des êtres humains. D’où l’importance de confronter les études entre elles pour essayer de faire en sorte que certains aspects qui pourraient être biaisés le soient le moins possible. À l’heure actuelle, les articles scientifiques qui prônent un déterminisme inné des différences cérébrales entre les sexes sont bien peu nombreux face à l’accumulation des données sur la plasticité cérébrale et l’influence de l’environnement sur la construction du cerveau. La découverte de la plasticité cérébrale est un acquis majeur pour comprendre la diversité des femmes et des hommes qui sont la richesse de l’humanité.

http://www.lelephant-larevue.fr/grand-temoin-catherine-vidal/

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