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La rupture sous toutes ses coutures

On s’aime, puis on se déchire, c’est la vie, c’est la vie… Avec l’appui de penseurs et d’écrivains, Claire Marin nous aide à comprendre la séparation amoureuse, cette expérience si douloureuse

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Le cœur en miettes. Claire Marin décrit bien la déflagration physique et sentimentale que représente la rupture. — © 123rf
 

Le printemps est l’époque des amours? Oui, mais c’est aussi celle des grands nettoyages. Des couples se font, d’autres se défont. Comme si le crescendo de lumière entraînait une plus grande lucidité et un besoin de trancher après le ronron de l’hiver. Dans Rupture(s), Claire Marin s’intéresse de près à ces séparations qui, pour certains, sont des tremblements de terre. Adossée à des penseurs ou des écrivains, la professeure de philosophie montre avec empathie les dégâts sur les êtres quittés, les «rompus», comme elle les nomme.

Elle démonte aussi quelques idées reçues. Celle, par exemple, très en vogue, qui veut que l’on s’éloigne de l’autre pour se retrouver soi. Et si ce «soi» n’existait pas?, questionne la spécialiste, convaincue que nous sommes tous composés d’identités multiples. Claire Marin doute aussi qu’on apprenne forcément de nos erreurs, ainsi que le veut la sagesse populaire. «La psychanalyse montre au contraire que nous nous enlisons souvent dans le bégaiement des mêmes échecs.» Dès lors, face à ces impasses semi-programmées, l’auteure préconise une philosophie de la souplesse et de la tentative plutôt qu’une philosophie de la performance et de l’endurance. Balade en «ruptureland».

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Pas une coupure propre, mais une déchirure

Cette première idée, très jolie: la rupture n’est pas une découpe nette qui ramènerait les protagonistes sur leur rivage respectif et dans l’état – intact – d’avant la relation. La rupture est une déchirure aux contours inégaux qui laisse, chez chacun, des traces de l’autre. Impossible dès lors de faire table rase du passé en adoptant la politique de la terre brûlée. Ceux qui ferment violemment la porte sur une histoire risquent bien de voir le fantôme de leurs amours revenir par la fenêtre…

Dans le poème Se taire, Neruda écrit: «Maintenant je vais compter jusqu’à douze et tu te tais et je m’en vais.» Une attitude un brin irréaliste, sourit Claire Marin. Elle se sent plus proche de l’écrivain Vincent Delecroix, qui parle de la cruauté des «petits fragments de souvenirs». «Ces tessons de sensations qui affleurent à la surface de mon existence, c’est cela le plus difficile. Les grandes sensations, les grandes images, déjà abstraites, il est facile de s’en débarrasser, mais pas ces petits morceaux», témoigne l’auteur.

Quitter l’autre pour se retrouver soi. Le principe fait doucement sourire l’auteure

Expérience corporelle

Claire Marin l’assure: la rupture est une réalité physique, tangible. La douleur est celle d’un arrachement, elle est l’expérience concrète de la «chair du monde» énoncée par le philosophe Merleau-Ponty. La violence du manque empêche de dormir, de manger, de travailler, de vivre même, puisque la vie-miroir s’est brisée. «Nous étions à moitié de tout. Je ne suis plus qu’à demi», dit Montaigne. «Quand une nouvelle vie s’annonce, faut-il qu’une autre s’efface après qu’elles ont été si longtemps mêlées au point qu’elles étaient devenues inséparables?» questionne le penseur Jean-Bertrand Pontalis. «L’autre était mien, comme fondu en moi. Les corps mélangés devenaient indistincts», ajoute le romancier Philippe Forest.

La rupture déchire, lacère, éloigne ce qui était destiné à toujours se mêler. Exsangue, la peau à vif, les sens en bataille, le «rompu» entre alors dans le ralentissement, la disparition du sujet, la blancheur de la dépression – l’auteure Annie Ernaux compare les quittés à «des figurants dans la vie blanche». Le corps maigrit ou enfle, le visage «nous trahit parfaitement. On ne devrait peut-être pas le donner à voir avec autant de générosité», observe Paul Valéry. Les cernes dessinent des champs de mine sous les yeux, on ne sait plus sourire. La rupture est aussi une défiguration, résume Claire Marin.

Le mythe du soi

Quitter l’autre pour se retrouver soi. Le principe fait doucement sourire l’auteure. Selon elle, l’idée du moi unique n’existe pas: «Ne sommes-nous pas faits de la juxtaposition d’identités sans lien qui se combinent au gré des circonstances?» questionne-t-elle. D’après Nietzsche, ce préjugé de l’unité viendrait de la grammaire. Nous croyons qu’il existe un moi, car nos langues européennes le conjuguent. Ce principe de rassemblement est aussi la première chose que l’on dit à l’enfant, en lui répétant à longueur d’éducation: «Cesse de t’éparpiller, concentre-toi!»

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Pourtant, poursuit Claire Marin, nous sommes toujours dispersés et nous supportons nos existences précisément parce que nous sommes capables d’être mentalement ailleurs. Nous avons besoin d’être plusieurs individus différents. Un besoin qu’Henri Bergson définit par l’image du kaléidoscope: l’occasion, la situation me fait devenir autre, observe le philosophe. Même Montaigne, l’ami, le sage, parle d’un «moi imperceptible»… Pourquoi alors tenir tant à l’idée d’un moi profond, inaliénable? Par peur de flotter, de manquer d’ancrage et de réalité, répond l’auteure. Elle invite à se réjouir au contraire de cette fluidité. Tant que les identités multiples ne sont pas une corvée sociale (la femme contrainte à cumuler travail, maternité, séduction, etc.) ou un trouble psychiatrique, Claire Marin nous encourage à reconnaître et à apprécier cette multiplicité en nous. Cela permet de quitter la forteresse du moi qui débouche logiquement sur la peur et/ou l’exclusion de l’autre.

L’illusion de la séparation

Dès lors, si, lorsqu’on quitte, on ne s’éloigne pas de l’autre pour se retrouver soi, que cherche-t-on à travers la séparation? En fuyant l’autre, on se fuit soi-même, répond Claire Marin. Ou disons une partie de soi-même qu’on aime moins et qui se reflète dans l’image de l’autre. On vise une vie plus dense, plus intense, comme Léon Delmont, le héros deLa modification de Michel Butor. Or, dès que ce personnage monte dans le train pour rejoindre, à Rome, Cécile, sa maîtresse italienne, un doute le saisit. Le mal-être ne tient pas à Henriette, ni à Paris, observe Butor, la faille est dans cet homme auquel l’auteur s’adresse au «vous» et qui fuit. «Ce voyage devait être une libération, un rajeunissement, un grand nettoyage de votre corps et de votre tête. […] Quelle est cette lassitude qui vous tient, vous diriez presque ce malaise?»

La séparation peut être plus tragique encore, poursuit Claire Marin. Parfois, on quitte pour disparaître totalement. L’amour au quotidien inscrit dans une réalité qui lie, qui contraint. Certains sujets quittent pour choisir des formes d’amour où ils s’oublient, «comme on plonge dans les eaux où on se noie». D’ailleurs, s’amuse la philosophe qui se place souvent du côté des «rompus», «on est souvent moins quitté pour ce que l’on est que pour ce que l’on n’est pas». Sous-entendu, ce ne sont pas les défauts de l’être aimé qui sont la cause du départ, mais son manque d’enthousiasme à jouer le jeu de dupes qu’est la relation amoureuse. Lorsqu’elle quitte Yann Andréa, son dernier et jeune amant qu’elle a côtoyé pendant quinze ans, Marguerite Duras lui écrit: «Tu n’es même pas méchant. Je suis beaucoup plus méchante que toi. Mais j’ai en moi, dans le même temps, l’amour, cette disposition particulière, irremplaçable de l’amour. Tu ne l’as pas. Tu es déserté de ça.» Souvent, celui qui quitte se sent déjà quitté auparavant.

Rester, mais s’effacer

Dans la vie, il existe une rupture subie et non choisie. C’est celle que creusent certaines maladies, cruelles, qui rompent le lien amoureux alors que les corps sont toujours réunis. Dans On n’est pas là pour disparaître, Olivia Rosenthal imagine le portrait d'un homme atteint de la maladie d'Alzheimer. Elle écrit: «Tu t’éloignes. Tu n’es plus comme avant. Tu deviens autre. Tu as la maladie de A.» Dans Alzheimer, le philosophe Michel Malherbe parle d’«hémorragie de la présence», de «quelqu’un qui s’anéantit à l’état vif», évoquant son épouse. Cette perte de l’être cher est d’une «extrême violence». «En quoi cette femme malade est-elle encore ma femme?» questionne celui qui voit à l’œuvre le travail de fossilisation. «Son regard, pourtant fidèle et souriant, s’est figé. Toute son apparence se rigidifie. Elle n’est plus qu’une image fossilisée.» C’est le corps mort-vivant que définit Spinoza dans L’éthique, dit Claire Marin.

C’est aussi, dans une autre mesure, le fading qu’évoque Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. «Tel un mirage triste, l’autre s’éloigne, se reporte à l’infini et je m’épuise à l’atteindre. L’être aimé, ainsi, n’en finit pas de s’évanouir, de s’affadir.» Impuissants et épuisés, les conjoints en arrivent à souhaiter la mort du partenaire malade qui ne se ressemble plus. «Ne me force pas à t’abandonner. S’il te plaît disparais maintenant, tout de suite, immédiatement», implore le personnage féminin dans le livre d'Olivia Rosenthal.

il n’est pas rare qu’une rupture amoureuse entraîne des ruptures en cascade. Lieu de vie, travail, hobbys, amis, etc. sont souvent redéfinis

Rompu ou «rompu à»?

Tout cela n’est pas très gai. Heureusement, la rupture peut aussi apporter un élan vital, déboucher sur une nouvelle manière de penser. En bonne lacanienne qui aime les mots, Claire Marin observe que «rompu» a aussi une connotation positive. On peut être «rompu à», soit «habitué à», «capable de». La personne quittée découvre souvent sa puissance de résistance. Ce qu’elle supporte dit quelque chose de sa force.

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Par ailleurs, la rupture est vertueuse lorsqu’elle est synonyme de prise de conscience politique. «Aujourd’hui, nous devons repenser nos façons de vivre, de communiquer, de nous déplacer, de nous accaparer les richesses. Nous devons cesser de nier l’épuisement des ressources», note la philosophe. Il faut dès lors travailler à une «pédagogie de la rupture», car l’être humain se conçoit spontanément comme cyclique, à l’image des saisons. Or, en plus des domaines politique et économique, l’homme d’aujourd’hui doit aussi faire preuve de souplesse et de réactivité dans les relations humaines et dans le travail. Au XXIe siècle, l’existence n’est plus circulaire, mais traversée de bifurcations à angle droit. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’une rupture amoureuse entraîne des ruptures en cascade. Lieu de vie, travail, hobbys, amis, etc. sont souvent redéfinis.

Enfin, on est souvent riche de ce qu’on a perdu, sourit Claire Marin, qui cite en exemple Henri Michaux. Accidenté du côté droit, le poète a découvert avec émoi son côté gauche. «Je tombai. Mon être gauche seul se releva, et tout est devenu parfaitement neutre.» Le monde ne présentait plus de facilité, plus d’habitudes corporelles. «Que m’apprend mon être gauche sur moi-même?» questionne alors Michaux. Il lui enseigne un autre regard sur tout ce qui semblait trop connu ou évident, d’autres façons d’être, un autre style d’existence. C’est «la création de soi par soi», chère à Bergson. Elle permet de s’enrichir d’une déchirure, de sublimer une séparation.

Rupture(s), Claire Marin, Ed. de l’Observatoire, Paris, mars 2019

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