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Catégories : La littérature, Voyage

Nicolas Bouvier ou l'essence du voyage

5ccfe8001fa76d1889595c353b3ece8a.jpgLe livre culte de la littérature du voyage possède un nom, "L'Usage du Monde", et un auteur, Nicolas Bouvier. Dans "Indigo Street", les photos font écho aux phrases de l'écrivain, qui concentrent l'esprit du voyage.

Indigo Street, sur les traces de Nicolas Bouvier

Prilep, Macédoine. "Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait." (Nicolas Bouvier, L'Usage du Monde). Photo © Eric Rechsteiner
Les écrivains-voyageurs (2)

 

Nicolas Bouvier, le Suisse errant

 

 

 

De Genève à Tokyo en passant par Ispahan, et de pannes de voiture en petits boulots, il sut oublier livres et horloges pour se laisser porter par les hasards de la route. Portrait un usager du monde et styliste admirable

 

 

 

 Dans les récits de Nicolas Bouvier passent parfois d'indomptables Américaines à chapeaux et caméras, de « l'espèce qui digère en une journée une douzaine de temples et une ou deux résidences impériales sans même sentir leur estomac ». Des Françaises en gants de fil, chagrines de ne s'être pas vu livrer, en même temps que leurs billets d'avion, « l'âme du Japon ». Des touristes en longues files résignées, attendant qu'un guide les « conduise au paysage », récriminants et dociles, pleins de mépris pour les autochtones, qui le leur rendent amplement. A ces activistes péremptoires et fébriles, Nicolas Bouvier a constamment opposé sa philosophie du voyage, édifiée sur les quatre piliers de l'ignorance, de la lenteur, du dénuement, de la fatigue.

Vieux débat, celui de savoir s'il vaut mieux partir lesté de connaissances, ou dans un état d'ignorance bénie. Nicolas Bouvier dit ne pas vouloir se prononcer, mais sa pratique est éloquente. Quand il part, ce lecteur impénitent se soucie peu de se charger de livres. Il se contentera de ce que lui offriront, à l'étape, d'improbables bibliothèques, Stendhal à Téhéran et Dickens à Colombo. Il n'établit pas la liste des monuments à visiter, des points de vue célèbres à ne pas manquer. Sur ce que lui réserve le voyage, il s'interdit d'anticiper. « Voyager, c'est prévoir », avait dit Paul Morand. Rien de plus antipathique à Nicolas Bouvier, qui fait confiance à la surprise, à la rencontre, au hasard : à quoi bon savoir et prévoir, si on est empêché de voir ?

A quoi bon encore se fixer des dates et des horaires, établir l'emploi d'un temps qu'il faut savoir perdre ? A tous les modes de locomotion qui se targuent d'en faire gagner, Nicolas Bouvier préfère la marche, moyen le plus sûr de s'approprier le monde à la semelle de ses souliers. En cheminant, « les paysages s'annoncent, se laissent percevoir et décrire avec la minutie d'une peinture flamande, et ne disparaissent pas sans crier gare ». Au rythme litanique des pas, mille détails sautent au visage, que l'homme pressé n'a aucune chance de capter : la couleur des fichus, l’odeur du pain, la taille des oignons, la forme des nids. A chaque pas, mille bifurcations s'ouvrent, mille contretemps contraignent à la halte. Les voyages de Nicolas Bouvier ont toujours été troués de pauses imprévues : à Tabriz, la neige l'a bloqué pendant six mois ; à Tokyo, c’est un séjour forcé à l’hôpital, et à Mahabad, celui dans une prison débonnaire. Le voyageur s'accommode de cette lenteur, et même la célèbre : « Tu te pousses à petite vitesse, un mois passe comme un rien. »

Oublier le savoir des livres et le temps des horloges, c'est aussi rompre avec les commodités de l'existence ordinaire. Le père de Nicolas Bouvier avait averti le garçon en mal d'errance : il lui faudrait se débrouiller sur les routes, exercer partout les petits métiers de la survie. A chaque étape, il devrait trouver les quatre mètres carrés où poser sa paillasse, et gagner la pitance du jour. On le voit donc faire la plonge dans les soutes torrides du bateau des Messageries, tenir la caisse dans une troupe de baladins, graisser des ressorts dans un garage, vendre des dessins de nus, s'improviser photographe ambulant, jouer des valses musette dans les bars : tout cela pour trois œufs, deux chemises amidonnées, un esturgeon fumé. Parfois aussi, dans l'espoir de négocier une conférence pour l'Alliance française ou un article dans le journal local, il doit rendre visite aux autorités : il passe de la courette du chauffeur de taxi sikh qui le loge aux salons feutrés de l'ambassade, ludion sur l'échelle sociale. Que pèsent alors les statuts, les ambitions, les carrières ? Jour après jour, le voyageur se désencombre.

Pour décrire cette marche au dénuement, Nicolas Bouvier use libéralement du lexique de la médecine (le voyage « décongestionne » et « purge »), de la lessive (le voyage « décape », « débarbouille », « essore », « étrille », « rince », « récure »), du cambriolage (le voyage « dépouille », « déleste », « détrousse »).

Il arrive au dénuement de basculer dans la misère. Faim, fatigue, fièvre, folie même sont alors les mauvaises compagnes du voyageur. Nicolas Bouvier, pourtant, les juge parfois bénéfiques puisqu'elles sont des moyens de connaissance, d'illumination, voire de progrès spirituel : quand le corps est recru, les bandelettes du vieil homme tombent, des portes inconnues s’ouvrent. Mais on peut aussi y laisser sa vie et sa raison. Secoué par la malaria à Ceylan, dans une chambre termitière où le guettent des monstres à la carapace de chitine, où il sait pourrir, où il croit mourir, il frôle la démence : les soirs de lune, un jésuite fantôme, grand connaisseur de diableries, sort du pavé. Alors il s'interroge : pourquoi donc un gribouille comme lui va-t-il s’égarer sans profit dans des lieux aussi disgraciés ? Qui l'oblige à croupir dans l'étuve malsaine de Ceylan ? « Qu'est-ce que j'ai au monde à foutre ici ? »

Par quel ressort, en effet, en vient-on au lâcher tout du voyage et au choix de conditions aussi rudes ? Un coup d'oeil sur les jeunes années de Nicolas Bouvier fait vaciller l'explication déterministe. Pas trace, ici, d'un malheur natif. Dans cette enfance, on ne trouve que la musique et les livres, la beauté des paysages, la tendresse de parents cultivés et polyglottes, les belles demeures d'été au bord du lac, barque sur la grève, bouquets sur le piano, ombres longues sur les pelouses, tintement des cuillers sur les tasses à thé, jolies cousines qu'on lutine sous la capote des calèches. Une brillante carrière universitaire attend l'adolescent, un beau mariage, tout ce que sa mère, dans les lettres qui l'attendent à la poste restante de Ceylan, lui rappelle avec une sournoise insistance, en évoquant le parcours des copains, « arrivés », eux, pendant qu'il partait, dûment mariés désormais et chargés de distinctions flatteuses.
Rien ne semblait promettre le jeune homme rangé au staccato de cette vie étrange où l'errance ne s'arrêtera que pour raconter l'errance, puis embrasser des métiers incertains qui sont autant d'errances : devenu « iconographe » au retour de ses équipées, Nicolas Bouvier s’est fait chasseur d’images pour maisons d’édition, occupé à une collecte aussi hétéroclite, énigmatique et inépuisable que le butin rapporté des voyages.

Peut-être peut-on apercevoir, malgré tout, quelques présages de la rupture avec une existence assise. L'enfant détestait la barrette sage dans ses cheveux, vivait l'école comme un éteignoir. Quelque chose en lui protestait contre la touche de raideur huguenote de l'éducation. Tout ce qui évoquait la carrière, ambitions, honneurs, médailles, lui semblait « appeler le cercueil ». A 12 ans, allongé sur le tapis avec un vieil atlas, le nez sur les cartes, il rêvait sur le vert olive des deltas, les bruns plissés des plateaux, et plus que tout sur les blancs mystérieux qui sa vie durant le rendront fou d'impatience. Les vignettes missionnaires de l'école du dimanche avec leurs jonques et leurs baleines, Jules Verne, Stevenson et les noms des villes inconnues le faisaient délirer. Et le fait d'être le citoyen d'un pays coincé dans son corset de montagnes a peut-être aussi joué sa partie dans la vocation pérégrine : la Suisse, comme on le sait peu, est une terre de nomades. Sous la solidité suisse, « ce comme il faut qu'on nous prête, vous trouverez cette quête incessante, ce mouvement brownien helvétique où se devine un fil d'incertitude et d'insatisfaction, une nostalgie qui ne se satisfait ni de présence, ni d'absence ».

Pour ses premiers voyages, Nicolas Bouvier avait choisi les routes de l'Est. Le chemin du couchant, Irlande, Ecosse, Californie, Colombie-Britannique, il le prendra plus tard. Pour commencer donc, Yougoslavie, Macédoine, Afghanistan, Inde, Ceylan, Japon. Des pays où rien n'est mieux compris que le projet de voyager, constamment entouré de révérence, comme un emploi du temps du plus haut intérêt : « Que vous partiez pour échapper au poignard d'un cousin, visiter un lieu saint, vendre quelques balles de pistache ou satisfaire une curiosité importe peu, le trajet compte plus que les motifs. » L'Asie, mère de l'Europe, offre partout la profondeur de l'histoire, les traces écrites des ambassades, invasions, migrations, pèlerinages, négoces, le compagnonnage des vivants et des morts. Et la merveille paradoxale de cette profondeur est d'être alliée à la frugalité des êtres et à l'extrême dénuement des lieux.
L'homme que la dérive du voyage a ramené à l'humilité se sent chez lui dans ces cantons dépouillés. Partout Nicolas Bouvier a élu les paysages déshérités, « les chemins qui ne vont nulle part, les paysages faits avec des chutes de paysages mieux foutus ». Il lui suffit, comme à Hokkaido, l'île du nord du Japon, de trois chevaux noirs sur le vert strident d'un pré plat, du brouillard, d'une mer grise sous le cri malveillant des corbeaux ; ou, au sud d'Ispahan, des berges d'une rivière tarie. Quand il ira vers l'ouest, ce sont encore les contrées où l'homme fait figure d'accident qu'il élira : tourbières désolées d'Irlande sous la balafre du vent, collines gorgées d'eau sous le ciel fou d"Ecosse. « Les lieux d’où un homme est quasiment absent nous piègent comme des miroirs aux alouettes. » Toute cette austérité a sa récompense : « Comme une eau, le monde vous traverse et vous prête ses couleurs. » Elle délivre le voyageur des souvenirs et des projets qui engourdissent ses sens et parasitent ordinairement sa vision. Elle libère l’attention, que Nicolas Bouvier, comme Alain jadis, tenait pour la plus haute des vertus intellectuelles. Le voici prêt, au long de la route, pour la collecte des images les plus fraîches :  « Les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues » ; les plus cocasses : dans la rue de Prilep, la boutique du marchand de cercueils jouxte celle du marchand de fusils, son frère, dont le commerce soutient le sien ; les plus efficaces : devant la porte d’un troquet afghan dont les samovars fument, un tronc d’arbre couché contraint la voiture à s’arrêter net, péremptoire argument publicitaire ; les plus insolites : au cimetière de Belgrade, croix de perles violettes et lampions font signe vers un au-delà, sur des tombes que l’étoile rouge frappe d’un emblème lourdement terrestre.

Et il y a encore la merveilleuse diversité des visages. Sur les routes de l’Est, Nicolas Bouvier était devenu photographe. Il fallait vivre, il est plus facile de faire argent d’une photo que d’un texte, et comme les gens qui l’entouraient n’avaient que leur tête à offrir et étaient disposés à payer le travail en nature, il s’était fait portraitiste. Il avait appris les ficelles du métier : s’effacer, se faire le simple quidam qui passe par là, se taire, attendre l’instant où les émotions et les rêves réprimés affleurent aux visages, bondir alors sur l’instant décisif. Ce savoir-faire s’est communiqué à ses portraits écrits. Voici son copain Thierry Vernet, retrouvé à Belgrade derrière le rideau crocheté d’un café :  « Un jeune requin folâtre et harassé avec ses ailerons sur les oreilles et ses petits yeux bleus. » Voici l’important directeur de l’Institut franco-iranien et la rosette qui sur son veston noir « brillait comme un petit œil irrité ». Et voici encore un visage pompeux, « comme une porte à fronton derrière lequel on devine le filet de vie intérieure d’une courette ».

Voir n’est encore rien en effet si on ne sait deviner. Derrière la profusion et le tumulte des signes, la présence d’un autre monde est constamment sensible dans la prose précise de Nicolas Bouvier. Il avait, il est vrai, choisi des pays où rôdent les forces irrationnelles : l’Asie des exorcistes, jeteurs de sorts, diseurs de bonne aventure qui détalent, pris de panique, à la seule vue d’une main aux lignes inquiétantes ; l’Irlande du « Side », ce monde souterrain, peuplé de visiteurs de l’ombre aux intentions suspectes. Mais l’extraordinaire peut loger aussi bien dans un paysage d’apparence banale : il suffit d’un roc que la foudre a fendu, d’une souche de cornouiller. Certains paysages ont une charge sacrale, une gravité particulière, une vertu maléfique ou thérapique ; ils recèlent une menace, ou une promesse. Et Nicolas Bouvier, pour les déchiffrer, fait confiance à la pulsion vitale qu’a aiguisée en lui le voyage : il y a des lieux à l’air malfaisant, où on file un mauvais coton, d’où il est urgent de déguerpir. Il y a, en revanche, des lieux qui vous font entrer en lévitation et paient d’un coup le voyage, « où le mot de bonheur paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive ».

Il n’était pas parti sans espoir de retour. Dès son premier voyage d’adolescent, son père lui avait imposé la contrainte d’avoir à raconter. Il savait qu’il devrait, après les grands espaces, se colleter avec les mots. Il avait toujours aimé l’habileté artisane, les trucs du métier, les tours de main réussis qu’on souligne d’un « et voilà le travail ! » triomphant. Sur l’édredon bleu de la chambrette irlandaise où le clouait la fièvre, il contemplait affectueusement ses mains tavelées qui avaient tenu mille emplois, « bricolé des carburateurs et des arbres à cames, fait la plonge, tenu l’accordéon dans un bar de Quetta, caressé force matous puceux et quelques dames ». Il en a usé avec les mots comme avec les choses, pratiqué sur eux un long, un épuisant bricolage ; les forgeant comme des clous ; les tisonnant sans relâche pour leur faire rendre un peu de couleur ; les considérant souvent avec suspicion comme tous ces mots en « aque », arnaque, barbaque, « liés par un fil de poisse » ; heureux, parfois, de découvrir un mot « frais comme un œuf sur la paille ». Il a parfois regretté cette application maniaque, souhaité avoir plus de désinvolture. Il a tort : pour son lecteur, le charme de cette écriture, comme de l’homme, tient à l’alliage rare de la précision et du lyrisme, de la profusion et de l’ascétisme, du prosaïque et du merveilleux, de la rigueur et du tremblement, du burlesque et de l’angoisse. Celle-ci n’est jamais absente des écrits de Nicolas Bouvier. Le voyage et la mort ont de temps immémorial partie liée, et il aurait volontiers dit que voyager, plus sûrement que philosopher, c’est apprendre à mourir. Se mettre en route, c’est nécessairement penser à l’ultime dénouement, qui accompagne comme une basse les pas du voyageur. S’il aime tant Hölderlin, Michaux, Lorca, et davantage encore la nudité liturgique des poèmes d’Akhmatova, c’est que tous rendent palpable l’approche de ce qu’il appelle la « dernière douane ». Il ne faudrait pourtant pas croire que la méditation de la mort engendre chez lui le désespoir, car « derrière ce dénouement terrifiant, au-delà de ce point zéro de l’existence et du bout de la route, il doit encore y avoir quelque chose ». En attendant cette révélation dernière, la mort « invite à ouvrir l’œil, dresser l’oreille, froncer le nez comme un lapin, à prendre au plus court, à ne rien perdre de la cambrure des femmes, de l’odeur du chèvrefeuille, du fumet d’un gigot, ou du chant du loriot ». Sans son obscure présence, on ne pourrait goûter l’allégresse d’être au monde, ce miracle élémentaire que célèbre l’œuvre amicale de Nicolas Bouvier. 


Nicolas Bouvier est né en 1929 près de Genève, où il est mort en 1998. Il a reçu de nombreux prix, dont ceux de la critique (1982) et des belles-lettres (1986), le prix Louis-Guilloux (1991) et le grand prix Ramuz (1995).

A LIRE
• « L’Usage du monde », Payot, 364 p., 10,40 euros.
• « Le Poisson-scorpion », Gallimard, « Folio », 172 p., 5,10 euros.
• « Chronique japonaise », Payot, 228 p., 9 euros.
• « Journal d’Aran et d’autres lieux », Payot, 182 p., 7,30 euros.
• « Dans la vapeur blanche du soleil. Les photographies de Nicolas Bouvier », Zoé, 212 p., 37 euros.
• « Œuvres », préface de Christine Jordis, dessins de Thierry Vernet, Gallimard, « Quarto », 1 428 p., 30 euros.

 

 

 

Mona Ozouf

 

Le Nouvel Observateur - 2228 - 19/07/2007

 

 

 

http://artsetspectacles.nouvelobs.com/p2228/a350322.html

 

 

 

Commentaires

  • Un auteur qui me semble très intéressant.

  • et qui a déjà beaucoup d'adeptes...

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