Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jORGE Semprun est mort

L'adolescence avant l'enfer

Par L'Express, publié le 26/02/1998, mis à jour le 08/06/2011 à 10:12

C'est de Bayonne à Genève et de La Haye à Paris que le jeune Jorge Semprun fit ses humanités et découvrit les choses de la vie. Peu avant que le nazisme l'interne à Buchenwald.

Il y avait une vie avant le block 56 de Buchenwald, avec ses plaies et ses bosses, ses fous rires et ses poings levés, ses humiliations, ses amertumes, ses fiertés; une vie d'adolescent avec puceaux bravaches, belles de jour et marâtres, directeurs de conscience et faux-monnayeurs de la pensée; une vie où la nudité lumineuse de l'Eve de Cranach s'impose comme idéal féminin; où un vers de Baudelaire fait chavirer le coeur comme la découverte de l'extase sur le visage d'une femme surprise par le plaisir dans un wagon de métro; où quelques pages de Malraux s'inscrivent à jamais au frontispice de la conscience; où des singes violonistes en livrée de soie scandent les rythmes de l'exil et ouvrent le grand bal du sexe. Et de l'Histoire. 

De septembre 1936 - Jorge Semprun a 12 ans - à septembre 1939, l'adolescent, ballotté de Bayonne à Genève, de La Haye à Paris, va découvrir la dialectique et le désir. "Ce livre est le récit de la découverte de l'adolescence et de l'exil, des mystères de Paris, du monde, de la féminité. Aussi, surtout sans doute, de l'appropriation de la langue française. L'expérience de Buchenwald n'y est pour rien, n'y porte aucune ombre. Aucune lumière non plus." 

Avant Buchenwald, la vie est un songe. Au fil des associations libres de cette autoanalyse, l'écrivain visite ses lieux de mémoire: une villa à Santander, une boulangerie du boulevard Saint-Michel, un bouquiniste de l'Odéon, un pont à Biriatou, la légation de la République espagnole à La Haye, le lycée Henri-IV, la rue Blaise-Desgoffe dans le quartier Saint-Placide... 

Fidèle à sa technique narrative, l'auteur de L'Ecriture ou la Vie s'engouffre dans le dédale des souvenirs balayé par le vent mauvais d'une histoire qui s'ouvre avec la chute de Madrid et se ferme sur l'invasion de la Pologne. Un souvenir chasse l'autre, les décennies s'enchevêtrent. Toutes les vies croisées de Semprun - le résistant antinazi, le communiste antifranquiste, l'écrivain, le ministre - viennent se percuter au point précis que le travail de la mémoire aura fait affleurer. "Cette façon d'écrire dans le va-et-vient temporel, entre anticipations et retours en arrière, m'est naturelle, dans la mesure où elle reflète - ou révèle, qui sait? - la façon dont je m'inscris, corporellement, mentalement, dans la durée." 

Ici, un acte manqué: pendant des années, Semprun recherche la villa des dernières vacances à Santander, en août 1936. Sans succès. Et tout à coup, en 1995, il la découvre - ou plus exactement il peut la voir enfin. Parfois, la vie ressemble à un rêve éveillé: malgré le demi-siècle qui s'est écoulé, il retrouve sans hésiter dans une maison neuve de Madrid le chemin du bureau de son grand-père. La pièce est intacte: il manque juste un plaid écossais! On vient de le jeter, mangé aux mites. 

Il y aura aussi des photos jaunies, des lettres surgies du néant, des copies de lycée retrouvées, des objets fétiches (Das Kapital, rescapé de la mise à sac de la bibliothèque familiale). Sans oublier une petite madeleine - en l'occurrence, un croissant refusé par une boulangère xénophobe du Boul' Mich dont les sarcasmes lui rappellent les vers de Victor Hugo qualifiant le combattant espagnol d' "espèce de Maure" enrôlé dans une "armée en déroute". Par une de ces coïncidences qui n'appartiennent qu'à l'univers des rêves, les manchettes des journaux annonçaient, ce jour-là, la chute de Madrid. 

De cet incident naîtra le désir farouche de Jorge Semprun de parler le français sans la moindre trace d'accent. Cela et aussi l'humiliation ressentie le jour où, noté 18/20 pour une dissertation, son professeur n'avait pu s'empêcher d'ajouter: "Si ce n'est pas trop copié!" Plus tard, la lecture de Paludes, de Gide, lui permettra de réintégrer notre langue. Et d'écrire son premier roman, Le Grand Voyage, directement en français. Sans cesser pour autant de s'affirmer rouge espagnol. Hasta siempre! 

 

A lire aussi sur : Jorge Semprún

http://www.lexpress.fr/culture/livre/adieu-vive-clarte_627594.html

Les commentaires sont fermés.