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À Varengeville, l'amour Braque

 CULTURE Arts Expositions

Braque dans l'atelier de sa maison de Varengeville

Braque dans l'atelier de sa maison de Varengeville Crédits photo : Robert DOISNEAU/ Gamma-Rapho

REPORTAGE - Disparu il y a cinquante ans, le peintre cubiste fera l'objet à la mi-septembre, au Grand Palais, d'une grande et spectaculaire rétrospective ­- la première depuis 1973. Dans le petit village normand où il a vécu et travaillé jusqu'à sa son dernier souffle, personne ne l'a oublié.

La Bentley. Tout le monde à Varengeville-sur-Mer se souvient de la Bentley de Georges Braque. Grise et noire. Il raffolait du gris, Braque, et des voitures. Un temps, il eut même des Alfa Romeo rouges qu'il repeignait dans cette couleur. A Varengeville, située à 12 kilomètres à l'ouest de Dieppe, en Seine-Maritime, la Bentley était conduite par un chauffeur en livrée qui l'amenait en réparation au garage Blondin, à l'entrée du village. Le garage est toujours là, ainsi que la maison du «patron», comme l'appelait Jean Paulhan, à l'autre extrémité, au bord d'un chemin qui porte aujourd'hui le nom de Braque, connu autrefois sous la désignation de chemin communal numéro 22.

Braque a façonné Varengeville comme Varengeville a modelé sa palette. Ils ont fini par se confondre, sous le même ciel, au bord des hautes falaises blanches et de la mer qui se dérobe au-delà des champs et des valleuses. Il y fit construire sa maison en 1929 et, jusqu'à sa mort en 1963, y passa la moitié de l'année. Trente-quatre années de travail, de marche, de fêtes en famille ou avec les amis: Miró, de Staël, Prévert, Char, Renoir (le cinéaste) et même Picasso.

A Varengeville, il y avait la Bentley, mais aussi la Simca Grand Sport cabriolet. «Braque, se souvient Guy Blondin, le fils du garagiste qui entretenait les voitures du maître, il ne faisait de mal à personne. Il faisait son petit machin de son côté.»«Le petit machin», c'est-à-dire son œuvre de géant de la peinture moderne. Braque ne détestait pas les pointes de vitesse.

La Bentley et la Simca Grand Sport s'arrêtent devant un portail bleu recouvert de mousse verte. La demeure de Braque ne se voit pas. Elle tourne le dos au regard, est enfouie sous la frondaison des arbres à travers laquelle passe un pinceau de soleil. La végétation dense recouvre la maison rectiligne de briques et de ciment, au toit de tuiles. Les herbes folles poussent dans le jardin. La propriété est inhabitée depuis la mort du peintre et de son épouse, Marcelle. Conçue selon une idée de Georges Braque - il la voulait simple, épurée -, d'après les plans de l'architecte d'origine américaine Paul Nelson, autre habitant de Varengeville. Sur une photographie de Mariette Lachaud, la gouvernante de la famille Braque, mais surtout une remarquable photographe, on voit Braque assis, entouré de Paul Nelson et des ouvriers du chantier. Braque n'a jamais oublié que son père était à l'origine peintre en bâtiment.

Les falaises que Monet avait peintes naguère

A côté de la demeure principale se trouve l'atelier avec sa verrière. Il y a encore quelques années, les enfants de Varengeville ou les admirateurs pouvaient y pénétrer et ramasser quelques pigments. Restent les troncs d'arbres émondés sur lesquels il aimait poser les blocs de craie qu'il travaillait, sculptait. Né à Argenteuil en 1882, Braque a passé toute son enfance au Havre avant de venir à Paris, de faire escale dans le Sud fauviste, d'être blessé à la tête à la guerre de 14 avec le grade de sous-lieutenant (cette proximité avec la mort si déterminante) et de s'implanter dans le pays de Caux, royaume de la craie, de la glaise, fouetté par une mer verte, grise, laiteuse selon les saisons. Il suffisait à Braque de sortir de chez lui, de traverser la route départementale, d'emprunter une sente herbeuse pour rejoindre la route de l'église, avant de descendre le sentier qui longe le presbytère, de passer devant la cabane du douanier peinte par Monet pour atteindre la gorge des Moutiers et la mer.

Le «Grand intérieur à la palette», de 1942.

Le «Grand intérieur à la palette», de 1942. Crédits photo : Photo Hicket-Robertson, Houston. The Menil Collectio,; Houston (c) Adagp, Paris 2013

C'est un homme du grand air, un promeneur, un cycliste. Plus jeune, il arpentait à vélo les environs du Havre. Marcher, pédaler, se concentrer. Tous les témoins ont été fascinés par l'intensité de son regard comme s'il s'abîmait dans le paysage. «Braque était enraciné dans la terre», écrit son remarquable biographe, Alex Danchev, auteur de Georges Braque, le défi silencieux.«Je travaille avec la matière et non pas avec des idées»,justifiait-il. Ou comment être cubiste et paysan. La nature qu'il avale, digère dans le sillage de la baleine Moby Dick, une de ses grandes lectures. Du Normand, il a le goût du silence, de la spiritualité et la méfiance de l'engagement politique, des idéologies flamboyantes.

Etre à l'unisson de la nature bien plus que la copier

La terre de Varengeville, cette campagne à la mer, est cisaillée par quatre gorges qui s'ouvrent sur la Manche: Les Moutiers, Vasterival, Le Petit Ailly et Mordal. A l'entrée de l'une d'elles, un panneau d'interdiction de stationnement «sauf pêcheurs, artistes peintres, cinéastes professionnels».Avant la Seconde Guerre mondiale, les pêcheurs laissaient leur doris sur les galets, ces fameuses barques qui serviront de modèle à Braque. «Braque peint ses barques hors de toute présence humaine, le plus souvent échouées sur des galets, au pied des falaises crayeuses, devant des mers sombres et des ciels d'orage», écrit l'historien d'art Edouard Dor. On dirait en effet des morceaux de bois brûlé, des spectres. Braque sort son carnet, fait quelques croquis - il ne peint pas sur le motif. Il a une fascination pour le minéral. Aller au-delà des apparences, atteindre l'arête, la part sombre et dérobée de chacun, de chaque chose. Il a toujours aimé l'art étrusque. Et sur le mur d'enceinte de l'église Saint-Valéry qui domine la gorge des Moutiers, sa phrase qui sert presque de mot d'ordre pour le cinquantième anniversaire de sa mort:«J'ai le souci de me mettre à l'unisson de la nature, bien plus que de la copier.»

Braque ne se limite pas à Varengeville, il va dans les villages alentour, à Saint-Aubin-sur-Mer (la plage de Saussemare), à Veules-les-Roses.«Il récupérait de grands galets, se remémore le galeriste Quentin Laurens, son héritier et filleul de sa femme Marcelle. On allait déjeuner au restaurant mais on allait également pique-niquer.»

La mer mais aussi les champs. Sur les photographies de Mariette Lachaud - où l'on découvre un Braque intime, inédit -, exposées cet été à la mairie de Varengeville avant de rejoindre le Grand Palais, on le voit assis sur une charrue, l'air joyeux.«Il aimait les agriculteurs,affirme Yves Sagaert qui se souvient de Braque venant à la ferme de son père Norbert chercher du lait.De sa maison, il avait une vue magnifique sur la plaine.» Cette grande plaine du pays de Caux, royaume des oiseaux, des corbeaux, autre motif de Braque.

De grands oiseaux volaient dans l'atelier de Braque

Son lait, il allait le chercher aussi chez Paul Lavenu, son voisin, garde champêtre redouté, dont le képi et la haute taille lui donnaient une ressemblance avec le général de Gaulle. Sa femme s'appelait d'ailleurs Yvonne. Paul Lavenu entretenait le jardin de Braque:«Le samedi, Mme Braque emmenait tante Yvonne au marché de Dieppe dans la Bentley», se souvient Véronique Fredou, nièce des Lavenu, qui montre un fauteuil en osier au liseré rouge ayant appartenu aux Braque, offert à son oncle et sa tante. «J'ai des cartes postales de Mme Braque qu'elle envoyait avant leur arrivée à Varengeville. Elle utilisait le mot “maître” pour parler de son mari. Et s'assurait que le jardin était bien entretenu. “Le maître demande si Paul a bien planté les graines.”»

Quand on interroge les Varengevillais sur le peintre, ils répondent en chœur: «Un homme discret.»«Il était assez secret, le père Braque, se rappelle Michel Viandier dont le grand-père, Louis, a construit la maison du peintre, voire un peu distant.»«On voyait surtout Mme Braque dans Varengeville, affirme Danièle Martin, infirmière retraitée. Elle était très généreuse avec les enfants de la commune.»

Braque n'était en rien un personnage austère ou hautain.«Dans la maison de Varengeville ça rigolait beaucoup, se souvient Quentin Laurens. L'existence y était belle et simple. Le matin, Braque allumait un feu dans la grande cheminée. Je me souviens de belles flambées et de soirées au coin du feu et de la lumière orangée du salon, reflétée par un abat-jour de couleur safran. J'avais le droit aussi d'aller dans son atelier et de le regarder travailler. Il avait des oiseaux qu'il lâchait pour mieux les peindre. Il découpait et assemblait ses toiles lui-même car ses formats ne se trouvaient pas dans le commerce. C'est vrai, il aimait le silence! Mais le dimanche, par exemple, le curé, le père Lecoq qui avait de l'embonpoint, venait déjeuner. Et les fins de repas tournaient aux plaisanteries de caserne.»

Marcelle Braque allait chaque dimanche à la messe. Elle y avait sa chaise.«Georges Braque a beaucoup fait pour la paroisse, assure le maire Patrick Boulier qui tient à ce que sa commune lui rende hommage grâce à des expositions, concerts et conférences.Il a non seulement créé des vitraux pour l'église Saint-Valéry et la chapelle Saint-Dominique, mais aussi participé à leur entretien.»

Braque, ce n'est pas seulement un souvenir mais une sorte de saint terriblement vivant. «Je me suis souvent recueilli devant son vitrail, L'Arbre de Jessé,pour lui demander de l'aide», reconnaît le peintre Jean Renut dont la cote internationale a flambé en quelques années et qui a créé lui aussi un vitrail pour l'église, représentant le Christ sur sa croix.Je pense à Braque dix fois par jour. Quand j'avais une vingtaine d'années, je me suis même endormi une nuit devant sa tombe. Braque c'est toujours le patron!»

Braque, enterré au cimetière marin dans le même caveau que son épouse et Mariette Lachaud. Braque, dont la tombe est veillée par un grand oiseau blanc sur une mosaïque bleue. Braque, fouetté par les très grands vents. Braque, le regard tourné selon les mots de Prévert«vers la mer étoilée, la mer entoilée»

A lire: «Georges Braque, le défi silencieux», d'Alex Danchev (Hazan) et «Sur les barques de Braque», d'Edouard Dor (Editions Michel de Maule)..


L'injure faite à Georges Braque

Il est avec Picasso, l'inventeur du cubisme, mais c'est à l'artiste espagnol que la postérité a attribué la paternité du mouvement. Récit de l'une des grandes injustices de l'histoire de l'art. En présentant Braque à Picasso fin 1907, Apollinaire ne se doutait pas du dialogue créatif qui allait naître entre les deux peintres. Au moment de leur rencontre, Picasso et Braque occupaient des places très différentes dans le paysage artistique parisien. Picasso était déjà considéré comme une personnalité forte et indépendante. Des collectionneurs avaient acquis des toiles de ses périodes bleue et rose et l'intérêt qu'Ambroise Vollard, le marchand le plus clairvoyant du temps, portait à son œuvre, ne faisait qu'ajouter à son prestige. La carrière de Braque avait été moins précoce, et plus lente. Jusqu'à ses magnifiques toiles fauves exposées au Salon des indépendants de 1907 (La Baie de La Ciotat), il n'avait rien fait de particulièrement remarquable.

C'est en 1908 que Picasso et Braque commencèrent à se voir quotidiennement, à visiter ensemble musées et expositions, à avoir de longues discussions et à se montrer leurs œuvres. Ils furent surpris de constater que leurs recherches allaient dans la même direction (Braque, Maisons à l'Estaque ; Picasso, La-Rue-des-Bois).

Mais de quelles recherches s'agissait-il? On comprend l'ahurissement des contemporains devant ces toiles «cubistes» où Braque et Picasso semblent voir le monde à travers un miroir brisé. Les cubes eux-mêmes tendent à disparaître pour faire place à des angles aigus, à des plans stridents et brefs, à des triangles imbriqués les uns dans les autres (Braque, Joueur de mandoline). Les objets n'ont plus de contour et paraissent s'être cassés. La vision cubiste n'est plus celle de l'apparence, mais celle de l'esprit et de l'intelligence. Entre les deux artistes, les variations sont infimes: primauté de la figure humaine chez Picasso, qui cristallise la zone des visages ; obsession de la nature morte chez Braque, désireux de maintenir un contact avec la réalité. Ces grands duos permettent d'entrer dans le jeu d'échanges au jour le jour, de déceler la spécificité des démarches au sein de recherches communes, d'approcher deux tempéraments de natures contraires, qui sont allés prendre chacun chez l'autre ce dont il avait besoin pour avancer: Picasso, une aptitude à sérier les problèmes picturaux et de la rigueur ; Braque, de l'énergie et de l'imagination.

A la déclaration de guerre, Braque dut rejoindre son régiment à Paris. Picasso l'accompagna à la gare d'Avignon. C'est là que prit fin leur dialogue de plusieurs années. Tout de suite, la plupart des écrivains et des critiques firent de Picasso le fondateur du cubisme. Pire: quand Braque était mentionné, on le citait comme simple disciple. Il aurait pourtant suffi de mettre en parallèle des toiles des deux artistes pour reconnaître leur parfaite connivence, mais les raisons de la primauté de Picasso aux yeux du public étaient évidentes: sa personnalité était plus flamboyante que celle de Braque. Tous voyaient en lui le chef de file de la peinture d'avant-garde. Ce n'est qu'après la guerre que l'on commença à comprendre le véritable rôle de Braque dans l'invention du cubisme. Daniel Henry Kahnweiler, qui fut leur marchand à tous deux, écrivit en 1920: «Dans l'élaboration du nouveau style, leurs apports à l'un et à l'autre furent étroitement entremêlés. Leur quête mentale mutuelle et parallèle a scellé l'union de deux tempéraments tout à fait différents.»

Désormais séparés, les deux artistes continuèrent à s'informer l'un de l'autre, mais quelle différence entre Picasso, statufié de son vivant, qui transforme en or tout ce qu'il touche et Braque dont la vie, sans hardiesse, n'éclaire nullement sa peinture! Alors que Picasso a droit tous les ans à un cortège d'expositions des deux côtés de l'Atlantique, où la seule mention de son nom assure une cohorte de visiteurs, la rétrospective que le Grand Palais consacre à Braque cet automne est la première depuis près de quarante ans. Par bonheur, tout y est, ou presque, tout ce qu'on pouvait espérer, les chefs-d'œuvre et les œuvres clés. On y retrouvera la prédilection de Braque pour les intérieurs et les natures mortes, la lente et profonde réflexion qui n'a cessé de soutenir ses inventions plastiques et la sobre gravité de sa palette qui font de lui l'héritier des grands maîtres du classicisme français, de Nicolas Poussin à Paul Cézanne.

Véronique Prat

Grand Palais, du 18 septembre 2013 au 6 janvier 2014

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