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Catégories : CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE, L'art

L'exposition en Allemagne des photos du peintre a été finalement censurée

peverelli DR

Les polaroïds censurés de Balthus

 

C’était la dernière muse de Balthus, Anna. Pendant huit ans, tous les mercredi après-midi, à la fin des années 1990, elle a posé pour le peintre dans le Grand Chalet de Rossinière en Suisse.

Anna avait huit ans quand elle a commencé à poser pour le peintre, 16 quand cela s’est achevé. Balthus, lui, vivait ses dernières années. Diminué - il avait perdu le contrôle de son regard et de sa main - l’artiste a du abandonner ses crayons pour se résigner à utiliser un appareil polaroïd afin de capturer les pauses de son modèle.


© Harumi Klossowski de Rola

Les milliers de clichés, témoins des dernières études du maître, ont quitté mi-janvier la galerie Gagosian à New York où ils étaient exposés sans encombre depuis octobre. L’exposition prévue en avril en Allemagne a été censurée par le musée Folkwang à Essen, relançant le débat autour de Balthus et de ses modèles nubiles. 


© Harumi Klossowski de Rola

Benoît Peverelli, photographe et mari de la fille du peintre Harumi Klossowski de Rola, a retrouvé les clichés (plus de 1900) éparpillés dans l’atelier de dessin du maître. « J’ai décidé de faire le livre il y a cinq ans. Déjà parce que je trouve les photographies magnifiques. Mais surtout parce qu’elles constituent, au sein de l’œuvre globale de Balthus, un travail atypique : sa matière, c’était exclusivement la peinture, le pigment.»

© Harumi Klossowski de Rola

Le beau livre à l’origine des expositions, édité chez Steidl, contient 1200 clichés. « C’était un travail d’archéologue d’exhumer ces photos, explique le photographe. J’ai du écrémer : les polaroïds reproduisent quasiment tout le temps la même image, à quelques détails près. C’était une recherche sur quelques compositions. »


© Harumi Klossowski de Rola

« Ces clichés ont leur place dans l’histoire de l’art et de la photographie. Au même titre que n’importe quelle étude, de n’importe quel autre artiste. Les images ont une existence propre » souligne le photographe, visiblement attristé par la réception de son travail en Allemagne. « Anna, la principale concernée, était là au vernissage à New York, elle a aussi écrit un très beau texte pour le livre ».


© Harumi Klossowski de Rola

Extraits de « Mercredi Après-Midi », le texte d’Anna Wahli pour Balthus : les dernières études, édité chez Steidl.

J’ai commencé à poser pour Balthus lorsque j’avais huit ans. A cette époque-là, je vivais ma vie de petite fille et Balthus n’était pour moi que mon voisin, un patient de mon père, un viel homme sympathique que je croisais quand j’allais jouer chez mon amie, fille du personnel de maison du Grand Chalet. L’histoire veut que son choix se soit porté sur moi pour devenir son modèle, quand un jour en rentrant de l’école il m’entendit chantonner l’air de la Reine de la Nuit de Mozart. Balthus lui-même féru de ce compositeur aurait eu comme une vision. Il a alors demandé à mon père s’il était d’accord que je pose pour lui. Je sais que mes parents m’ont demandé mon avis, mais je ne me souviens pas avoir réfléchi à ma réponse, j’ai dit oui et je suis allée poser pour la première fois au Grand Chalet, quelques jours plus tard.

Huit ans après j’y étais encore.

Je me souviens que la première séance de pose m’a mis vraiment mal à l’aise. J’étais très impressionnée, on ne se connaissait pas encore. C’était une sensation très étrange d’être à ce point dévisagée et observée. Je n’avais pas l’habitude que quelqu’un me regarde avec autant d’insistance. (...)

Balthus m’a avoué bien plus tard, que lui aussi avait été terrifié ce jour-là face à moi. Mon regard l’impressionnait tout autant que le sien envers moi.

Au fil du temps, nous nous sommes peu à peu « apprivoisés » comme il aimait le dire, jusqu’à devenir bien plus complices par la suite et cette séance de pose si inconfortable a fini par faire partie de mon quotidien. (...).

Un jour, dans une autre pièce du Grand Chalet et dans une autre posture, Balthus s’énervait avec son crayon. Il n’arrivait plus à l’utiliser comme il le souhaitait et le faisait tomber car ses doigts n’arrivaient plus à tenir cet objet si fin. (...)

Balthus a donc dû très rapidement changer d’outil de travail pour passer aux polaroïds. (...)

A chaque séance, il prenait un long moment d’observation, faisait de nombreux polaroïds et entre deux prises s’approchait de moi avec sa canne puis déplaçait un bras, une jambe, dégageait mes cheveux ou tournait légèrement mon visage. Je n’avais pas l’impression qu’il changeait grand chose, cela m’agaçait même parfois lorsqu’il se levait difficilement de son siège pour la énième fois pour modifier un détail dans la pose. (...) 

De l’âge de 8 ans à 16 ans, je n’ai pas cessé d’aller passer mes mercredis après-midi poser pour Balthus. Je dois dire que cela ne me paraissait pas extraordinaire. Cela faisait partie de mon quotidien. Je mesurais parfois l’ampleur de ce que j’étais en train de vivre lorsque des journalistes ou des photographes souhaitaient me rencontrer, m’interviewer ou me photographier. Dans ces cours instants, je me rendais compte que j’étais probablement en train de vivre quelque chose d’exceptionnel, d’unique. Le reste du temps, je redoutais plutôt l’appel de Balthus à la maison pour me demander de venir poser.

Je me demande aujourd’hui pourquoi je retournai poser pratiquement chaque semaine ? Certes, je n’osais parfois pas dire non mais j’aurais pu demander à mes parents de le faire à ma place. Régulièrement cela m’embêtait vraiment de devoir y aller. J’aurai préféré aller jouer avec mes amis ou partir faire du ski lorsque la neige venait de tomber. Il faut croire que j’y trouvai un intérêt puisque personne ne me forçait. Peut-être que je sentais une nécessité ou je me faisais un devoir d’être présente pour Balthus qui me réclamait. Mon père disait en plaisantant que j’étais « son meilleur médicament »… Je ne trouve pas de réponse en ce qui me concerne.

Il y avait quelque chose d’indescriptible dans ce qui nous liait Balthus et moi. Il m’avait demandé de le tutoyer, je n’ai jamais pu, mais je me sentais proche de lui, à mi-chemin entre un grand-père et un ami. Une complicité à quelque part et des rituels, qui nous ont permis de nous supporter durant 8 ans, lors de ces moments hors du temps et presque irréels qu’était nos séances de pose…

Photographie de une : Benoît Peverelli

 

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