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Catégories : Nerval Gérard de

Voyage en Nervalie orientale

Sébastien Baudoin

Gérard Cogez commente Voyage en Orient de Gérard de Nerval, Gallimard, coll. « Foliothèque », n° 154, 2008.

 

Parmi la féconde littérature de voyage qui n’a pas manqué de fleurir dans le sillage de Chateaubriand et son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Gérard de Nerval, et son Voyage en Orient, se démarque singulièrement de son principal devancier, mais aussi de Lamartine dont les pas l’ont aussi précédé en terre orientale. C’est dans cette perspective que Gérard Cogez, dans son commentaire du récit de voyage nervalien, tend à mettre en lumière l’originalité de l’auteur.

L’introduction cerne les premiers traits de singularité de Nerval dans son approche viatique pour mieux annoncer les étapes de l’investigation, au nombre de cinq : la nature du récit même, explorée en premier lieu, tend à envisager la nécessaire question référentielle dans un deuxième temps, part inhérente à tout récit de ce genre. Mais Nerval fait du voyage et de sa retranscription une quête, ce que la troisième étape de l’essai explore dans une relation nécessaire à « autruy » dirait Montaigne, dans une « recherche de l’autre » qui forme la quatrième étape. Enfin, c’est dans la moyenne voie entre l’étrangeté et les figures du « moi », tempérant jugements et propos, que Gérard Cogez termine son exploration, par la mise en valeur des « expériences d’ailleurs » ouvrant sur la mise en relief d’un « voyage singulier ». L’essai se conclut, comme il se doit dans la collection « Foliothèque », par un riche dossier permettant de prendre la mesure du contexte immédiat et plus lointain de l’œuvre nervalienne.

Reconstruction éminemment imaginaire, Voyage en Orient est ainsi décrit, en introduction, comme se voulant avant tout animé d’un « parti pris résolument réaliste », déformant la relation au gré des nécessités de l’écriture, mais toujours dans le souci de rendre « [le] récit aussi plausible que possible ». Surtout, Nerval y fait « une manière d’inventaire de lui-même », il y rencontre l’autre comme un miroir de semblance et d’altérité présidant à la reconstruction d’un moi égaré. Ce portrait de lui « par la bande », l’auteur l’accompagne d’une immersion dans les lieux faite d’« ouverture d’esprit » et de « tolérance » assez rare chez les écrivains voyageurs de son temps. Nerval y est tour à tour « figure de l’errant, difficile à saisir », « chroniqueur », habile conteur de récits mis en abyme ou auteur en dialogue avec son « destinataire fictif » comme dans une « longue correspondance ». Ces méandres multiples se cristallisent alors autour « du rêve que fut aussi, pour [lui], l’Orient ».

La première partie de cet essai, intitulée « Tel récit, quels voyages ? », cerne la conception même que se fait Nerval du récit de voyage, genre mineur à ses yeux, qui tombe souvent dans l’écueil des impressions et de « l’abus » de la « couleur locale ». Prenant le contrepied de ses illustres devanciers, il chercherait avant tout « l’imprévu » en arpentant les chemins de « traverse » : « la rue sera le domaine de prédilection du voyageur », « l’espace où s’élabore son esthétique littéraire ». S’inscrivant dans le genre viatique tout en se situant en porte à faux avec lui, Nerval fait du hasard « le metteur en scène des personnages successifs sur lesquels se focalisera son regard ». L’aventure et la « posture du vagabond » seraient, pour Gérard Cogez, une « construction du récit », car la correspondance nous révèle au contraire un itinéraire soigneusement planifié. Le travail du texte est aussi un moyen de redonner de l’unité à ce qui a souvent été publié avant de manière « fractionnée », dans un souci de cohérence. « Laboratoire littéraire », Voyage en Orient accueille aussi une bonne part de fiction pour relier entre elles les étapes de divers voyages, d’escales fictives en voyages désenchantés, conférant à sa vision du monde une dimension « fantomatique ». Pourtant, le voyageur manifeste dans le même temps un intérêt pour le concret et la vie quotidienne, s’installant souvent longtemps dans un même lieu, là où ses prédécesseurs ne faisaient que passer. Les mentions de la nourriture et les descriptions du « gîte » et du « couvert » sont ainsi des occasions de rendre « une relation authentique », se démarquant de Lamartine et de Chateaubriand par « le registre de la solitude et de l’anonymat » comme par sa « liberté de mouvement ». Il met en valeur « les résonances intimes » propres à l’incertitude inhérente à son identité vacillante. Aussi le rapport aux lieux est-il déterminant dans cette perspective.

« L’invention de lieux » est ainsi étudiée dans la deuxième partie de l’essai par Gérard Cogez, insistant tout d’abord sur la conviction de Nerval selon laquelle les lieux « sont toujours à inventer ou à réinventer » par celui qui les traverse et les observe. Ce renouveau passe aussi par les « emprunts » aux voyageurs qui l’ont précédé ou par « la façon de les réécrire ». Si l’auteur tombe dans les clichés romantiques comme celui des Mille et Une Nuits, il les dépasse par l’intérêt qu’il porte aux « réalités présentes des pays et des populations ». Le voyage nourrit la « dimension onirique » fondamentale dans son œuvre et son existence : le voyageur y dépasse la conception figée de « l’orientalisme » pour manifester sa sensibilité picturale, l’ouvrant à la multiplicité insaisissable de l’orient plus qu’à son unité fallacieuse et schématique. Vienne, aux abords de l’oriental nervalien, est ainsi marqué par des « signes de disparité », des « dissemblances », espace « marginal » et « décentré » qui lui convient tout à fait. La Grèce, minorée dans la place qui lui est accordée, est vue loin de la grandeur héroïque de la libération nationale et du « panthéon » tant célébré par ses devanciers. L’Égypte, quant à elle, est observée de l’intérieur, le voyageur se fixant au Caire dans l’univers urbain, laissant aux autres la descente du Nil pour se recentrer sur l’identité du moi au miroir d’un désenchantement premier et d’une vue panoramique de la cité. Le Liban, perçu sous un angle renouvelé battant en brèche les idées reçues pour mettre en valeur la riche et enthousiasmante diversité des lieux, n’est qu’un prélude à l’étape fondamentale de Constantinople, « ville ouverte » et saturée de littérature descriptive et viatique. Il la perçoit à sa manière, comme le carrefour d’une « circulation ininterrompue », de points de vue innombrables, multiplicité qui ne peut qu’« exaucer […] les espoirs conscients […] de sa quête ».

Nerval voyage essentiellement pour se chercher soi-même, comme le montre Gérard Cogez dans cette troisième partie de son essai, intitulée « Le voyage comme une quête ». Ce qu’il nomme la « visée thérapeutique » de la pérégrination entreprise est avant tout une « vertu curative » nécessaire pour Nerval qui entend par là œuvrer pour « son propre rétablissement ». Le « bouleversement mental » qu’il vient de vivre avant son départ est ainsi compensé par une « liberté retrouvée », un « affranchissement » salvateur qui passe par la réconciliation avec lui-même. Il s’agit d’« adhérer au monde », de s’y sentir lié : le franchissement des obstacles prend une valeur symbolique, celle d’une confusion qui prend sens. « Sur le bord de la route », « en marge du courant de la vie », Nerval voyage en perpétuel décalage, mû par une dynamique initiatique qui conduit, par un « désir de métamorphose », à trouver sa voie vers « un profond remaniement intime ». Indirectement, par un « parcours de légendes », via les histoires qu’il incorpore au sein de son voyage, il entend mettre fin à une « longue divagation intime » et construire son œuvre comme une « fin à son égarement ». Les contes retracés traitent de la folie, de l’enferment et du double, reprenant en abyme les problèmes intrinsèques qui déchirent l’auteur. Mais il n’aboutit ainsi qu’à une « illusion » de maîtrise existentielle qui ne peut se résoudre que dans le dilemme entre un enfermement solitaire et l’aspiration à une « intimité fraternelle » avec autrui.

L’Orient devient le lieu où se joue cette dialectique essentielle pour Nerval, où il peut l’observer de l’extérieur, « à la recherche de l’autre », comme le montre Gérard Cogez dans la quatrième partie de son essai. Approchant de l’« étude ethnographique », Voyage en Orient témoigne d’un voyageur aux « regards empathiques » posés sur la réalité perçue : de l’intérêt porté aux religions, notamment aux derviches dont il se sent très proche, aux « fêtes et spectacles » montrant l’aspect « hétérogène » de la vie comparée à celle de l’Europe, il nuance la critique traditionnellement intolérante des « usages » locaux et dément ainsi sans ambages « les fantasmes européens » en la matière. De la question du harem à celle de l’esclavage, Nerval atteint tout de même les « limites de la bienveillance » par un « racisme déclaré » à l’égard de certaines éthiopiennes. La « rencontre des individus » n’est donc pas toujours bienveillante, même si elle l’est la plupart du temps, positionnant le voyageur en « témoin » par la vigueur du « commerce » et des échanges avec autrui. Cristallisant ses observations sur la féminité orientale, il met en œuvre cette fascination spéculaire qui aboutit tout de même à l’échec, celui du mariage avec « Saléma », une « jeune fille druze ». L’« expérience du féminin » se solde par une impasse, celle du trop plein de réalité, qui paraît même « sous la reine ».

Nerval rejoint ainsi ses « hantises » et justifie d’autant plus ces « expériences d’ailleurs » dont parle Gérard Cogez dans la dernière partie de son essai, pour tenter de les conjurer. Le critique s’attache à déceler « l’allure expérimentale » du récit nervalien, livrant ses tâtonnements, ses émerveillements face à des miracles ou au contraire ses déceptions par rapport aux espaces rêvés à l’avance, rejoignant une constante du récit viatique au XIXe siècle. Face à la diversité du monde, le voyageur témoigne de toute sa tolérance et l’illustre dans des dialogues vifs et animés souvent autour de la question épineuse de la religion, ébranlant les « certitudes » et contribuant à façonner le « portrait de l’artiste en étranger ». Sous le feu des regards autochtones, il se livre à diverses métamorphoses mais « ses modifications intimes ne sont pas à la hauteur de ses espoirs initiaux » et la mélancolie ou la tristesse font du périple une véritable « déréliction » dans des espaces promis à mourir sous peu. La brèche persiste au fond de son être et laisse paraître parfois des « dérapages » de jugements irrespectueux, qui ne masquent pas cependant l’impression générale d’empathie et de tolérance qui ressort du récit.

La conclusion à laquelle Gérard Cogez aboutit est celle d’un « voyage singulier », celui d’un « essai » de lui-même au sens où l’entend Montaigne, entre une perception historique du monde et les « intentions, représentations et réflexions d’un Européen ». A la fois pris dans le « jeu » du genre viatique et enivré par « un imaginaire que l’Orient aura, somme toute, généreusement fécondé », Nerval réalise avec Voyage en Orient une œuvre à ranger aux côtés des plus grandes. Gérard Cogez a ainsi démonté les rouages de la création nervalienne pour y déceler les tensions sublimes qui en font toute la saveur d’une expérience singulière de soi dans son rapport au monde et à l’altérité, qui ne sont que des envers du « moi » nervalien, ô combien riche et complexe.

En complément de cette analyse, le « Dossier » apporte des éclairages intéressants sur l’écriture de l’auteur : un choix de passages de sa correspondance permet de prendre la mesure de l’écart entre les lettres et le texte de Voyage en Orient, témoin d’une transposition manifeste contaminée par l’imaginaire créateur. Les « prépublications », suivies des « autres textes de Nerval », jouent ce même rôle de miroir réfléchissant et déformant à la fois au regard de l’œuvre aboutie, montrant les essais de la plume comme les échos qui se retrouvent ailleurs et rendent leur cohérence à l’ensemble de l’œuvre nervalienne. Par le filtre d’autrui, Nerval se manifeste dans toute sa « singularité ». Ainsi les sections « autres voyageurs » et « sur Nerval » fournissent-elles un outil très utile pour mesurer l’originalité de l’auteur par rapport à ses devanciers et contemporains, le replaçant dans une continuité viatique comme critique, ce dont témoigne l’abondance des avis en la matière, hostiles ou non à l’homme comme à l’œuvre.

Publié sur Acta le 13 septembre 2008

Pour citer cet article : Sébastien Baudoin , "Voyage en Nervalie orientale", Acta Fabula, Notes de lecture, URL :

http://www.fabula.org/revue/document4538.php

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